Retrouver l’essence de la stratégie – Traité de stratégie (Compte Rendu / Conflictualité)

Hervé Coutau-Bégarie (1956-2012) est rentré à l’ENA en 1980 après des études en sciences politiques. Dans ces années, il soutient sa thèse, publie ses premiers ouvrages en stratégie navale, et travaille pour l’Etat en tant que conseiller dans les tribunaux puis au ministère de la Défense. Il sera par la suite directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) en histoire des doctrines stratégiques, directeur du cours de stratégie à l’Ecole de Guerre, fonde l’Institut de Stratégie Comparée (ISC) et préside la Commission française d’histoire militaire, les deux organismes étant brièvement fusionnés avant sa mort. Il dirige aussi la revue Stratégique. Son Traité de Stratégie est écrit en 1999, et bénéficie de plusieurs rééditions jusqu’à la sixième en 2008. Il est le fruit de son travail à l’Ecole de Guerre (à l’époque Collège interarmées de défense). Son Traité se veut être une synthèse de la science stratégique, restaurant l’essence de le stratégie. Je vous propose ainsi un compte-rendu issu essentiellement de son premier livre, en laissant de côté l’inventaire de la science stratégique, les modalités particulières de la stratégie (aérienne, navale, géostratégie ou encore dissuasion et irrégularité) pour revenir sur sa constitution, sa méthode, ses principes, son exercice et ses dernières reconfigurations. (Image ci-dessus : bataille d’Ulm de 1805, où il est dit que Napoléon a vaincu les Autrichiens sans bataille grâce à des manœuvres habiles les poussant à s’enfermer dans la cité, occasionnant par la suite une reddition et 25000 prisonniers).

 

 

Introduction

 

a) Pourquoi étudier la stratégie ?

 

La stratégie concerne à la fois l’art du général et la science des hautes parties de la guerre. Elle est donc présentée par HCB comme l’art du stratège et la science du stratégiste, avec des interactions entre les deux volets. La discipline stratégique, sans se présenter comme une science dure, a pour but de former le jugement, de faciliter la décision, et d’exploiter cette connaissance par les responsables de la stratégie en tant qu’action. HCB n’hésite donc pas à dire que la science stratégique est au service de l’art stratégique. L’objet du traité d’HCB est de proposer une présentation systématique des concepts et des problèmes fondamentaux apportées par la stratégie, pris dans son sens fort. Le mot a en effet connu au XXe siècle une extension sémantique et son usage se retrouve désormais aussi bien dans le monde économique que dans le monde social, etc., et il s’agit aussi de revenir sur l’essence de la stratégie.

 

b) Comment en arriver à la stratégie ?

 

Pour HCB, la guerre est la matrice de l’histoire, par les échanges qu’elle permet (population, technique, économie, …), et devient une compétence légitime des Etats, qui mettent en place des armées permanentes dans la période de monopolisation de la violence légitime, étudiée notamment par Max Weber, qui consacre la naissance des Etats modernes. Si la stratégie est la science des hautes parties de la guerre, elle se retrouve dès lors face au politique et à l’histoire. HCB rappelle que la pratique de la guerre a connu des évolutions fondamentales. Aux guerres d’équilibre entre les grandes puissances à l’époque de l’Ancien Régime se sont succédées des guerres nationales, portées par des mutations : modes de transport (voie ferrée, …), dilatation du champ de bataille avec des armées plus nombreuses, extension des possibilités logistiques pour permettre à ces armées d’évoluer, industrialisation de la guerre, militarisation de l’économie, emprise de l’Etat sur la population par la propagande. Après le choc de la Première Guerre mondiale, la Société des Nations (SDN) est créée pour travailler à la sécurité collective, qui passe par le désarmement et la condamnation de la guerre.

 


Le symbole de la Société des Nations (1920-1946), qui souhaite inaugurer au lendemain de la Première Guerre mondiale la sécurité collective et le désarmement, avec les succès que l’on sait dûs à des circonstances historiques et politiques particulières, comme sa non-ratification par les Etats-Unis. Elle sera remplacée par l’Organisation des Nations unies au sortir de la Seconde Guerre mondiale

 

Cette condamnation de la guerre sera reprise par l’Organisation des Nations-Unies au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Cette sécurité dite collective n’a pas les mêmes enjeux que la sécurité nationale, qui va se construire et se définir non plus autour de la guerre, mais autour de la défense. Le mot employé est ici important, car la défense participe à la légitime défense, et donc autorisée par les instances de sécurité collective au contraire de la guerre. Par ailleurs, la défense dépasse le cadre strictement militaire puisqu’elle est associée aussi à l’économique, la politique, la société dans son ensemble, et a un sens organique puisqu’elle rend compte de la coordination des stratégies particulières. Malgré le glissement de la guerre à la défense, la stratégie a ainsi toujours une place essentielle, entre le politique et le terrain du conflit. HCB cite l’Amiral Raoul Castex, qui décrit dans ses Théories Stratégiques le « spectre de la stratégie » : la stratégie s’insère dans un processus construit avec la borne du politique d’un côté, et la borne du tactique de l’autre. La stratégie est dès lors étudiée dans le premier livre de l’ouvrage d’HCB en tant que concept, catégorie du conflit, science, méthode, art, culture, irrégularité et système.

 

I. Constitution de la stratégie

 

a) Concepts

 

Le terme vient de stratos agein (conduire une armée), qui consacre l’art de conduire une armée et l’art du commandement, défini par l’action de l’intelligence dans le domaine de la force. Le concept est employé dans l’Antiquité, dans l’Empire Byzantin, mais connait une éclipse en étant dépassée par la tactique et les stratagèmes (l’usage de la ruse) jusqu’à la Renaissance. Elle redevient nécessaire au moment de la hausse des effectifs, de la dispersion des troupes liée à la dilatation du champ de bataille, et de l’apparition de l’échelle divisionnaire se voulant autonome (Jacques de Guibert). Une discipline plus large que la tactique, réfléchissant sur les hautes parties de la guerre, est dès lors nécessaire.

 


Au moment des guerres napoléoniennes, l’organisation divisionnaire est complétée par la mise en place de corps d’armées autonomes (voir mon article sur De Guibert).

 

Le foisonnement stratégique est d’abord prussien après l’invasion napoléonienne de 1806-1807 : après la défaite de l’armée prussienne face aux armées de Napoléon, une formation des officiers s’avère nécessaire. Elle s’organise autour d’exercices concrets (manœuvres sur le terrain, Kriegspiel ou jeux de guerre), de la création d’une Ecole de Guerre, d’état-majors, et de la formation d’une science stratégique étudiant l’histoire militaire et la géographie militaire. Les succès de la Prusse par la suite, notamment contre la France en 1870-1871, poussent les autres puissances à s’en inspirer pour consacrer la création des états-majors, la formation de l’enseignement militaire supérieur,aboutissant à un véritable essor de la pensée stratégique.

 

b) Extension de la stratégie

 

Le domaine de la stratégie s’est étendu d’une part du côté de l’articulation entre le politique et le militaire (grande stratégie), d’autre part dans l’essor des stratégies non-militaires (mobilisation économique, propagande), aboutissant aux théories de « stratégie intégrale » du général soviétique Alexander Andreyevich Svechin dans les années 20 (1878-1938), ou de la « guerre totale », théorisée par le général allemand Erich Ludendorff (1865-1937) dans les années 30, assujettissant la politique à la guerre, devenue fin ultime de l’Etat. L’extension des moyens de la stratégie est décrite par le Britannique Basil Henri Liddell Hart (1890-1975), parlant dans les années 40 et 50 de la mobilisation des ressources économiques et démographiques pour soutenir les forces armées dans le cadre de la grand strategy, et par l’Amiral Raoul Castex (1878-1968) dans ses Théories Stratégiques où la « stratégie générale » s’intéresse à l’ensemble des forces et moyens de lutte d’une nation pour conduire de la guerre à la paix.

 


L’Amiral Raoul Castex a bénéficié d’une monographie de la part d’Hervé Coutau-Bégarie intitulé Castex, le stratége inconnu (1999), postulat sur lequel il revient dans les éditions postérieures de son Traité de Stratégie (audience à l’étranger). Publiés de 1929 à 1935, cette somme s’intéresse autant à la stratégie générale qu’à la stratégie navale. Par ailleurs, l’Amiral fonde en 1936 le Collège des hautes études de défense nationale, visant à rassembler civils et militaires autour de la réflexion stratégique, qui deviendra au sortir de la Seconde Guerre mondiale l’Institut des hautes études de défense nationale, un établissement public administratif sous l’autorité du Secrétarait général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN) dépendant du Premier ministre, continuant aujourd’hui à développer l’esprit de défense et sensibiliser aux questions internationales un panel large de personnes issues de la société civile comme des armées.

 

 

L’extension des fins de la stratégie est une donnée encore plus récente : la stratégie sort en effet de la sphère étatique et militaire, pour concerner l’ensemble des activités sociales, de la théorie des jeux à la stratégie économique. La stratégie concerne alors l’ensemble des actions coordonnées, des opérations habiles et des manœuvres pour atteindre un but précis. Cette extension ultime du sens produit pour HCB une confusion du concept de la stratégie, le poussant à revenir sur l’essence du terme plutôt que de s’appesantir sur le sens élargi qu’on lui connait aujourd’hui.

 

c) L’essence de la stratégie

 

HCB cite la définition célèbre du général André Beaufre (1902-1975) issue de son Introduction à la stratégie (1963), parlant de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre le conflit. HCB lui substitue une définition à son sens plus complète, en parlant de la dialectique des intelligences, en milieu conflictuel, utilisant ou menaçant d’utiliser la force à des fins politiques. Ce qui compte ainsi dans la stratégie, c’est la finesse, la ruse et la rapidité de réaction plutôt que la force brute, doublée de la volonté de commander et de prendre des décisions, dans un système d’action-réaction opposant obligatoirement deux acteurs différents. Le milieu conflictuel a pour fin la victoire, et ressemble, pour paraphraser Clausewitz, à un duel, distinguant ami et ennemi ainsi que les lois de l’action réciproque : la rencontre de deux forces vives et la nécessité de proportionner ses moyens à l’adversaire, aboutissant à une montée aux extrêmes.

 


Le Traité du Général a été abondamment commenté depuis sa sortie en 1963, notamment autour de la question nucléaire, thématique qui le rapproche aussi du Général Lucien Poirier, autre grand théoricien de ces années décisives pour la doctrine de dissuasion nucléaire française (voir mon article sur De Gaulle et la défense).

 

 

Cette montée aux extrêmes, quoi que violemment critiquée par John Keegan qui considère dans son Histoire de la Guerre que Clausewitz a eu un impact délétère sur les deux guerres mondiales, a des facteurs bloquants, relevés notamment dans l’analyse de Raymond Aron de l’oeuvre de Clausewitz. Ces facteurs bloquants consacrant la résistance de la société et l’irruption de tiers dans le conflit. L’utilisation ou la menace d’utilisation de la force renvoient à l’action et à la dissuasion. La force est transformée en puissance par la stratégie, qui lui donne un mode d’utilisation et une volonté. Son pendant est la diplomatie, qui utilise l’influence en lieu et place de la puissance pour parvenir à ses fins.

 

d) La stratégie vue comme catégorie

 

Le conflit est divisé en une trilogie catégorique classique : le politique, définissant les buts de guerre ; le stratégique, mettant en œuvre les moyens militaires pour parvenir au but fixé ; la tactique qui met en œuvre l’action violente. On peut rajouter la dimension logistique et la dimension organique désignant l’organisation et la préparation des forces. La stratégie a subi un démembrement face à la hausse des effectifs et donc des niveaux de commandement : divisons, corps d’armée, armée, groupes d’armées, théâtres d’opération, permis par la mobilisation accrue des moyens et l’essor des transmissions. Cette dilatation de la stratégie a posé la question d’une possible tétralogie, ajoutant l’opératique : elle agit entre le stratégique et le tactique, et concerne les opérations militaires qui dépasse le cadre plus classique de la bataille. HCB rappelle malgré tout le caractère artificiel de toute taxinomie. On parvient ainsi à distinguer deux tendances stratégiques : la stratégie générale ou grande stratégie consiste en la conduite générale des guerres et des crises, et la stratégie opérationnelle désigne la conduite générale des opérations et de l’action militaire, incluant la logistique et l’organique pour les moyens, et le déclaratoire pour l’aspect dissuasif.

 

II. Science et méthode stratégique

 

a) La science stratégique

 

HCB réalise le distinguo entre la science stratégique et la science militaire, la première étant élevée, d’une histoire discontinue, et dépendant des circonstances historiques. Elle nécessite selon lui un besoin, une ouverture, une expérience pratique et l’usage de la réflexion et de l’abstraction. HCB décrit ensuite longuement les auteurs qui ont permis le développement de cette science. Nous nous bornerons à rappeler les grandes lignes. Il s’attarde ainsi sur la Chine, l’Occident antique, la relecture de Végèce au Moyen-Âge, la question de l’artillerie au XVe siècle, les problématiques tactiques et économiques dans les siècles suivants (Montecucculli), l’essor au XVIIIe siècle d’une pensée militaire, avec les questions de la colonne et de la ligne (Guibert, Frédérick II). HCB fait finalement démarrer la science stratégique contemporaine dans les écrits de Jomini et de Clausewitz, avant son institutionnalisation en Prusse puis en France après 1870.

 


La redécouverte des écrits de Flavius Vegetius Renatus, ou Végèce (IVe et Ve siècle) à la Renaissance est un fait historique et stratégique certain.

 

A ce titre, les problématiques stratégiques de la fin du XIXe siècle consacrent le culte de l’offensive et l’esprit de sacrifice malgré les enseignements de la Guerre de Sécession (1860-1865) (barbelés, chemins de fer) et de la guerre russo-japonaise (1904-1905) (offensives très coûteuses). L’offensive est censée apporter la victoire et le moral apparait plus important que le feu. Cela aboutit aux offensives de la Première Guerre mondiale. A la fin de la guerre, la science stratégique française étudiera plutôt le front continu et la défensive. L’essor des nouvelles armes (char, aviation) aboutit à des querelles entre conservateurs et modernistes (Guderian pour les chars, Svechin pour l’art opératif), avant que la question de la coordination des armes magnifiée par la Blitzkrieg nazie devienne d’actualité. La science stratégique s’insère ainsi dans des débats, des controverses, des discussions, qui ont une méthode décrite en-dessous.

 

b) Théories stratégiques

 

Selon HCB, la stratégie est une praxéologie, donc un savoir tourné vers l’action, qui cherche à généraliser et à abstraire à partir de pratiques par le biais de théories (concepts, formules, exemples). La théorie a pour objectif l’approfondissement de concepts et de méthodes à portée globale dans le but de déterminer des invariants. Elle peut être le fruit d’un milieu dans lequel les circonstances politiques, culturelles et sociales spécifiques priment (modèle diffusionniste) ou être le fait d’individus particuliers, laissant une marque dans l’histoire (modèle individualiste). Le but des théories est de proposer une approche dite réaliste, qui propose des faits moyens et une classification pour se rapprocher de la « guerre réelle », ou bien une approche dite idéaliste, cherchant les tendances profondes et l’essence pour se rapprocher de la « guerre absolue ».

 

Les théoriciens sont décrits par HCB comme pouvant appartenir à trois grandes écoles de pensée :

  • l’école classique, qui consacre la stratégie comme la conduite de la guerre, la recherche de la victoire et l’art du général ;
  • l’école néo-classique, qui s’intéresse en plus à l’environnement stratégique, étendant l’horizon conflictuel et recherchant l’existence de déterminants (Beaufre, Castex) ;
  • l’école moderne, où la stratégie devient une science sociale parmi d’autre, avec une finalité autre que celle seulement de la victoire (Poirier, Schelling).

 

Enfin, les théoriciens ont pour base de réflexion un des deux paradigmes suivants, concernant leur vision de la stratégie, et illustrée dans la différence entre Clausewitz et Jomini :

  • la stratégie se rapproche du politique autour de la conduite générale de la guerre (stratégie générale) ;
  • la stratégie se rapproche du militaire avec la conduite des opérations et l’organisation de l’appareil militaire (stratégie opérationnelle).

 

Pour HCB, les théoriciens utilisent une des méthodes ci-jointes : la méthode historique pour dégager des lois en fonction de l’expérience passée ; la méthode réaliste ou matérielle se basant sur les moyens ; la méthode rationnelle-scientifique ou pure logique ; la méthode prospective, anticipant sur l’avenir ; la méthode géographique consacrant la place du milieu ; la méthode culturaliste s’appuyant sur la culture stratégique ; la méthode synthétique, résumant les méthodes précédentes ; la méthode philosophique dont l’exemple-phare est Clausewitz.

 

c) Doctrine stratégique

 

La doctrine consiste, elle, à choisir parmi diverses théories la plus adaptée dans un cadre précis (national, local) et en fonction des moyens, dans le but de donner une représentation et une conception commune et privilégiée de l’action. Elle se présente par le biais d’instructions, de règlements, n’ayant pas toujours vocation à être communiqué à l’extérieur, sauf dans le cadre de la stratégie déclaratoire. Les doctrines se présentent ainsi comme discontinues, et créent une communauté de pensée. Elles consacrent surtout la question de l’emploi des armes. Par exemple, la façon d’employer le char dans les armées allemandes et françaises avant la Seconde Guerre mondiale illustre la différence doctrinale : d’un côté, le char doit accompagner l’infanterie ; de l’autre, le char est utilisé dans l’offensive pour aboutir à une percée en utilisant sa mobilité et sa puissance de choc.

 

III. Principes de la stratégie

 

a) La recherche des principes

 

La science stratégique est assortie de principes objectifs, fondant l’exercice de la stratégie. Néanmoins, ceux-ci varient selon les auteurs en nombre et en nature. Le but d’un principe est de donner une règle stratégique à portée générale visant à ne pas subir la loi de l’ennemi, et à assurer sa supériorité au point choisi avec une action rapide et déterminée. Ils peuvent aussi être sources d’erreur pour les théoriciens : d’une part, la souplesse d’exécution est requise, car l’activité du stratège est un art, et pas une science dure ; d’autre part, la confusion entre procédés, ou façons d’utiliser ou d’employer une arme, et principes peut aboutir à des contresens dangereux. L’inviolabilité du front continu après la Première Guerre mondiale est vue par les Français comme étant un principe, qui s’avérera pourtant erroné face aux Allemands en 1940, qui emploient l’arme blindée en utilisant plusieurs des principes stratégiques décrits ci-dessous :

  • Activité : les forces ne doivent pas rester passives face à l’activité adverse et ce afin de garder le moral, la discipline et l’initiative. Il faut ainsi s’attacher à atteindre les objectifs fixés, ôter la liberté d’action de l’ennemi, sans non plus épuiser ses forces dans une activité trop frénétique ;
  • Concentration : le but est de réunir le maximum de forces au point choisi pour exercer la manœuvre ou le choc. Cette concentration doit être savamment orchestrée, protégée par l’exercice de la sûreté consacrant la protection du dispositif pour faire face à toute surprise stratégique, et peut être freinée par la logistique (concentration des forces en un même point), par la politique (toutes les provinces ou régions souhaitent être défendues au mépris du principe de concentration) et peut empêcher l’exercice de la surprise ;
  • Direction / objectif : c’est la ligne imaginaire désignant l’axe idéal des opérations à mener pour remplir l’objectif fixé. L’offensive et la défensive (élastique) y participent de concert. Le principe est mis en difficulté par les manœuvres possibles de l’adversaire (besoin du renseignement), par la géographie et par les différences entre la tactique et la stratégie, n’ayant pas les mêmes finalités : une direction facile et rapide pour la tactique ne servira pas forcément la stratégie et l’ampleur de la manœuvre voulue ;
  • Economie des forces : c’est déterminer l’usage maximum de ses forces, en proportionnant ses moyens au but recherché ;
  • Initiative : lié au principe d’activité, il s’agit de ne pas attendre l’adversaire passivement, d’anticiper et de contraindre l’ennemi à subir notre volonté. Elle dépend selon HCB d’une imagination créatrice dans la conception du plan, notamment pour subordonner à l’initiative le but politico-militaire, la direction, et la concentration, mais aussi à la rapidité et à la souplesse de son exécution : vitesse de réunion des forces, rythme, logistique, mobilisation. Il faut conserver l’initiative par la puissance (soutenir ses efforts) et par la sûreté (prévenir la surprise). Elle consiste aussi à exploiter les occasions qui s’offrent au chef.
  • Liberté d’action : le but est de ne pas subir la loi de l’ennemi. Le principe est donc relatif. L’usage du renseignement, l’articulation de la manœuvre et de la couverture des forces, la coordination du temps et de l’espace comptent.
  • Masse : la masse désigne l’utilisation d’un maximum de moyens pour un objectif donné, dans le but de l’atteindre en un minimum de temps et avec un maximum de succès. Elle permet de renouveler le choc, de multiplier les directions, d’écraser sous le feu. Le principe est donc quantitatif, mais peut aussi entrainer un encombrement voire une inertie. Il est à rapprocher des principes de concentration ou d’économie des forces.
  • Sûreté : elle est la disposition permettant l’exécution des opérations en prévenant l’irruption de l’adversaire venant perturber l’action (surprise stratégique). Son importance croît avec la dilatation du champ de bataille.

 

b) La variabilité des procédés et des facteurs

 

Si les principes sont stables, les procédés, eux, sont variables, et désignent la dimension première du combat, avec les procédés opérationnels d’une arme, octroyant des possibilités stratégiques. Quand le procédé est nouveau, il pose la question de l’adaptation des principes à ce nouvel élément, avec le risque d’être confondu avec un principe comme précisé plus haut. Pour HCB, un lien est tracé entre l’évolution des principes et les potentialités stratégiques permises par les procédés. Les facteurs désignent les variables sur lesquelles l’homme n’a pas prise, comme l’espace, la topographie, les ressources, ou le temps, mais aussi la multitude d’acteurs que met en jeu l’action stratégique. HCB décrit la friction, terme de Clausewitz désignant la dynamique des événements, et qui permet de distinguer la guerre réelle de la guerre livresque avec l’irruption de l’imprévu : météo, résistance inattendue, mauvaise interprétation des ordres ou du renseignement, diversité des chefs, des armées, rapports entre le politique et le militaire, ou encore entre alliés. La stratégie consiste bien en la dialectique des intelligences et de volontés, pour exploiter les occasions permises par cette friction comme par la bonne tenue d’un plan.

 

c) La décision stratégique

 

On aboutit dès lors à la décision stratégique. Le plan, les principes et les procédés rencontrent en effet l’ennemi, loin d’être une « masse morte », et cette friction rend plus complexe l’exercice de la stratégie, sans cesse bouleversée, en lien avec les succès ou échecs tactiques. Le stratège est donc confronté à l’incertitude permanente et à la complexité de la décision stratégique, mettant sur ses épaules une pression physique comme psychologique qui peut aussi avoir une influence sur les décisions prises. La décision stratégique est décrite par HCB selon quatre modalités déterminantes :

  • l’enjeu : le stratège trouve le rapport entre la fin politique et l’objectif stratégique, en désignant sa gravité et sa cohérence ;
  • les moyens : le stratège choisit et emploie ses moyens pour s’adapter à l’objectif suivi ;
  • les risques : le stratège évalue les risques pour proportionner ses moyens aux enjeux ;
  • les circonstances : le stratège a aussi face à lui des conjonctures politiques, diplomatiques, militaires, pouvant influer sur ses décisions.

 


Une représentation de la bataille de Borodino de 1812, vue du commandement (source).

 

Ainsi, la décision stratégique est subjective. Elle doit évaluer les hypothèses d’action. Le stratège peut le faire selon deux écoles. L’école des possibilités insiste sur l’étude de toutes les possibilités stratégiques de l’adversaire, pour se préparer à toute éventualité, malgré la lourdeur certaine d’une telle recherche. L’école des intentions, elle, essaye de déterminer au vu de la situation, de la doctrine, des procédés et des chefs adverses l’intention adverse pour la contrer. Dans les deux cas, la place de l’intuition est mise en exergue par HCB. Le chef doit ainsi avoir la volonté et la capacité d’exercer un commandement, qui consiste à utiliser habilement son jugement pour étudier les variables dans une vision d’ensemble. A ce titre, la décision stratégique augmente en complexité par l’évolution des moyens de communication (câbles, radios), les différences de milieux (terrestre, aérien, maritime), de théâtres (dilatation champ de bataille), ou de nature (économie, …), aboutissant à la question de la coordination stratégique à haut niveau.

 

IV. Art et exercice de la stratégie

 

a) Evolution de la guerre et de la stratégie

 

L’exercice de la stratégie dépend de l’évolution de la guerre. Lorsque le chef combat à la tête de ses troupes, que les armées ne sont pas permanentes, que la dimension organique est absente (pas d’échelons inférieurs, loyauté des vassaux en question) et que la logistique limite la taille des forces et la durée des campagnes, l’art stratégique, quoique pas seulement intuitif, personnel et improvisé comme a pu le préciser Herbert Rosinski, se déploie d’une autre façon que face à l’évolution des guerres des siècles suivants. La mise en place des armées permanentes, la hausse des effectifs liée aux circonstances politiques et sociales, l’amélioration de l’équipement, les progrès de l’artillerie et de l’arme à feu augmentent l’intensité des opérations, entrainent un fractionnement des armées et une dilatation du champ de bataille.

 


Les Tercios espagnols ont redécouvert la pique, lointaine héritière de la phalange macédonienne, et l’ont mêlé avec des armes de jet (arabalètes puis armes à feu). Cette pratique sera ensuite copiée par toutes les armées, et consacrera en partie la fin de la chevalerie. Cette évolution est étudiée par Geoffrey Parker dans La révolution militaire: La guerre et l’essor de l’Occident, 1500-1800, publié initialement en 1988 (source).

 

L’évolution de l’art de la guerre est décrite par certains théoriciens (Michael Roberts, Geoffrey Parker) comme discontinue, portée par des « révolutions militaires » de nature diverse. Certains théoriciens parlent ainsi de la révolution de l’infanterie (XIVe), de l’artillerie (XVe), des fortifications et des vaisseaux de lignes (XVIe), de la guerre réglée (XVIIe), de la guerre napoléonienne (XVIIIe), du chemin de fer, du tir, du navire à vapeur et en fer (XIXe), de la mécanisation, de l’aviation et de l’information (XXe). HCB récuse cette vision en opposant une plus grande complexité : en effet, les innovations ne suffisent pas à opérer une révolution. Une phase de maturation et d’institution de la nouveauté suit nécessairement, le temps d’assimiler la nouveauté.

 

b) Options stratégiques

 

HCB cite le général Beaufre décrivant les modèles stratégiques suivants :

  • Menace directe : l’exercice de la stratégie de dissuasion ;
  • Pression indirecte : une pression s’exerçant dans la politique, la diplomatie et l’économie ;
  • Actions successives : la menace suivie de pressions directes comprenant des actions de la force ;
  • Lutte totale prolongée à faible intensité militaire, désignant les guerres de décolonisation ou encore la guérilla menée par Mao Zedong ;
  • Conflit violent en vue de la victoire, décrivant le modèle napoléonien ou clausewitzien.

 


Une photographie des destructions à Caen, illustrant les bombardements stratégiques qui caractérisent un des usages de l’arme aérienne (source).

 

 

HCB souhaite substituer à ces modèles des divisions binaires d’options stratégiques, rendant compte de la complexité de ces options, aboutissant à de grands tableaux synthétiques :

  • Conventionnel / Alternatif : la stratégie conventionnelle désigne la guerre réglée des armées régulières, opposant des unités politiques différentes, et où le droit de la guerre et international s’appliquent. Au contraire, la stratégie alternative désigne la guerre sans règles, où un des belligérants n’est pas reconnu par l’adversaire (partisans non militaires ou révoltés sans unité politique légitime). Cette stratégie alternative a évolué : malgré des dimensions stratégiques moindres (enthousiasme, indiscipline, difficulté à exploiter les succès tactiques), elle s’est transformée avec l’essor des guerres révolutionnaires, qui fixent des buts à long terme (Mao Zedong). Au sein de la stratégie conventionnelle, on trouve la distinction entre grande guerre et petite guerre, la dernière désignant l’ensemble des opérations secondaires ayant pour but de nuire sans combat décisif par les embuscades et les escarmouches ;
  • Guerre totale / conflit limité : cette dimension est avortée car les deux catégories sont relatives et dépendent des acteurs. La distinction des fins de la guerre repose pour HCB davantage sur une opposition entre stratégie d’anéantissement et stratégie d’usure ;
  • Anéantissement / Usure: la stratégie d’anéantissement vise à la neutralisation rapide avec l’essentiel des moyens, là où la stratégie d’usure met en place des engagements sélectifs et échelonnés ;
  • Destruction / Interdiction: la stratégie de destruction vise à provoquer l’attrition des forces adverses, de manière graduelle ou non, là où la stratégie d’interdiction vise à immobiliser l’adversaire (blocus, bombardements stratégiques) ;
  • Directe / Indirecte: la stratégie directe va du fort au fort, tandis que la stratégie indirecte va du fort au faible, visant à déséquilibrer l’adversaire pour lui porter le coup décisif, ou du faible au fort, afin de durer pour fatiguer l’adversaire ;
  • Offensive / Défensive: la stratégie offensive vise à imposer sa volonté, en profitant de la supériorité morale (supposée) et de la liberté d’action, avec la nécessité de trouver le point d’équilibre (Clausewitz) entre la fatigue des troupes et l’écroulement du dispositif adverse. La stratégie défensive, elle, vise à empêcher l’exercice de la volonté adverse. Les deux stratégies sont néanmoins liées malgré le relatif discrédit théorique de la défensive. Au contraire, pour Clausewitz, la supériorité intrinsèque de la défensive ne fait pas de doute : terrain connu, soutien populaire, attente de l’adversaire. Le but est de fatiguer l’ennemi, de gagner du temps, de sélectionner le terrain et même de compenser l’infériorité numérique ou technique. Par ailleurs, HCB ajoute que toute puissance dominante sur un terrain est réduite nécessairement à la défensive : elle maîtrise le milieu et a pour objectif de maintenir le statu quo, là où l’adversaire souhaite modifier ce rapport de force. Enfin, le milieu est aussi intéressant : dans le maritime et l’aérien, l’offensive et la défensive n’opèrent pas de la même façon.

 

c) Modalités de la stratégie

 

HCB décrit les constituants fondamentaux, ou modalités de la stratégie, comme étant le choc, la manœuvre et le feu, qui se combinent et sont aussi initialement des constituants tactiques :

  • Le choc a pour but de désorganiser ou de détruire l’adversaire par la mise en œuvre d’une masse qui agit avec violence selon le principe de la concentration des forces. L’objectif stratégique est d’aboutir à la percée et à l’exploitation de celle-ci en utilisant la mobilité. Sur le plan tactique, l’utilisation de la phalange jusqu’au char d’assaut remplit la question de puissance, de protection et de mobilité.
  • La manœuvre a pour but d’agir sur les points faibles du dispositif adverse, de le déborder, de le couper de ses bases de ravitaillement pour le désorganiser et lui faire perdre sa capacité de combattre grâce à la liberté d’action, illustrée de la bataille de Cannes à la bataille Ulm (1805) en passant par les marches et contres-marches de l’Ancien Régime.
  • Le feu quant à lui a suivi une lente évolution, des débuts de l’artillerie et de l’arme à feu jusqu’aux fusils automatiques et aux obusiers. Il a longtemps été un facteur essentiellement tactique avant de devenir stratégique avec l’essor de l’arme aérienne (bombardement stratégique).

 

d) Processus de la stratégie

 

Le processus stratégique, une fois les options stratégiques retenues et l’exercice de ses modalités au moment de la prise de la décision stratégique consistent en une phase préparatoire, où les moyens sont choisis et mis en place, une phase opérationnelle, où le choc des volontés se fait jour, et une phase d’exploitation dont le but est de tirer parti des avantages de l’opération. HCB décrit ensuite des processus particuliers :

  • Surprise stratégique : elle permet d’atteindre les points faibles du dispositif adverse tout en empêchant la riposte, en utilisant la surprise technique, géographique ou encore doctrinale ;
  • Rupture stratégique : elle impose la supériorité à un point donné dans le but de rompre l’équilibre de l’adversaire, et met en œuvre la percée, l’enveloppement et débordement ou encore le feu ;
  • Poursuite stratégique : elle sert à parachever la dislocation du dispositif adverse. Elle doit répondre à des difficultés liées à l’épuisement des forces combattantes et à la vitesse et dilution géographique de l’adversaire cherchant à se mettre en sécurité ;
  • Retraite stratégique : elle consiste à échanger de l’espace contre du temps, à raccourcir les lignes de communication et concentrer les forces sur des positions vitales.
  • Victoire stratégique : lorsque le redressement politico-militaire adverse n’est plus possible pour obtenir de meilleures conditions de règlement de conflit, on peut parler de victoire stratégique, malgré la variabilité des situations. Elle consacre la perte de l’espace, des ressources, des forces incapables de prolonger le combat (épuisement), l’impossibilité de manier les moyens restants et la perte de la maitrise stratégique des forces (usure matérielle et psychologique). Les succès tactiques n’emmènent pas toujours sur la voie de victoire stratégique, d’où l’intérêt de la politique pour déterminer les fins.

 

V. La stratégie face au XXIe siècle

 

a) Extension et dilatation de la stratégie

 

Jusqu’au XIXe siècle, la stratégie est ainsi opérationnelle. Le chef conçoit et conduit la manœuvre, et les exécutants font montre d’habileté ou non. Par la suite, la stratégie logistique vient concurrencer la stratégie opérationnelle, en étant davantage économique, s’intéressant à la mobilisation industrielle et à la militarisation de l’économie (guerres industrielles). La mobilisation de l’ensemble des ressources accentue la pression sur le peuple et aboutit à la mise en place d’un appareil de propagande destiné à faire accepter le sacrifice, le conflit obtenant une dimension sociale (guerres nationales). Enfin, la dimension technique et la recherche permanente de l’innovation font la jonction avec le XXe siècle. Le stratège moderne a ainsi à sa disposition des forces de plus en plus nombreuses et diverses. La politique et le militaire s’imbriquent autour de la nécessaire coordination des différentes dimensions, aboutissant aux questions de grande stratégie, de stratégie globale ou intégrale précisées plus haut.

 


Le Colonel de Gaulle devant une arme développée durant la Première Guerre mondiale, le char. Celui-ci ne sera pas utilisée de la même façon par les Français (accompagnement de l’infanterie) que par les Allemands (utilisation de la guerre-éclair avec aviation et éléments d’infanterie mécanisée). C’est la différence entre deux doctrines d’emploi. En 1943, la bataille de Koursk entre Allemands et Russes sera la plus grande bataille de chars de l’histoire.

 

HCB constate ainsi que les guerres nationales et industrielles sont devenues idéologiques et totales, mobilisent l’ensemble des ressources et des énergies autour du primat de la stratégie d’anéantissement, privilégiant la destruction au sein d’une dilatation du théâtre d’opérations. En 1945, la stratégie se fragmente à nouveau autour de la stratégie nucléaire (dissuasion), qui bénéficie d’un développement complet de la part d’HCB pour définir ses modalités et enjeux, et de la stratégie conventionnelle (action), qui déborde aussi de la sphère militaire. La distinction entre paix et guerre se brouille, de nouvelles dimensions stratégiques passent avant la stratégie opérationnelle, d’autant que la guerre disparait au profit de la légitime défense.

 


Le troisième essai nucléaire français (Algérie).

 

En France, le général André Beaufre propose ainsi de substituer à la stratégie la « stratégie totale » : elle est la conduite de la guerre totale, et définit les missions et les combinaisons des stratégies générales (politique, économie, diplomatie, militaire). Le général Lucien Poirier lui préfère le terme de « stratégie intégrale » : elle est la théorie et la pratique de la manœuvre de l’ensemble des forces de toute nature, actuelles et potentielles, venant de l’activité nationale, dans le but d’accomplir l’ensemble des fins définies par la politique générale. Elle doit ainsi combiner les stratégies économiques, culturelle et militaire dans une unité de pensée et d’action mêlant buts et voies-et-moyens. Cette théorie de la stratégie intégrale, tirée de l’analyse du modèle soviétique, est difficilement applicable car supposant une maitrise individuelle de l’ensemble de ces vecteurs, plus facile à mettre en place en URSS que dans la République française.

 

b) Subordination de la stratégie opérationnelle

 

La stratégie opérationnelle, qui consiste avant la fin de la Seconde Guerre mondiale en le dire des armes à des époques où les modèles militaires et les composantes sont globalement équivalents (impact du quantitatif) s’efface face à la stratégie des moyens lorsque la panoplie militaire se développe. L’innovation due à la recherche scientifique poussée hors des guerres mondiales aboutit à des équipements de plus en plus coûteux, s’imposant sur le long terme et nécessitant un arbitrage budgétaire politique. La stratégie des moyens devient donc continue et s’impose comme permanente face à une stratégie opérationnelle qui devient épisodique. La stratégie se virtualise.

 


Le porte-avions, plateforme de projection de puissance, utilisé au sein de groupes aéronavals pour la protection sous-marine et anti-aérienne, et capable de mobiliser des moyens aériens voire nucléaires. Les Américains en ont 11, les Chinois 2, les Français, Russes, Britanniques et Indiens 1 (voir mon article sur la Royale).

 

On observe une concentration de la puissance, avec le porte-avions, le char lourd, le bombardier stratégique, et l’arme nucléaire à disposition d’un très petit nombre d’acteurs, mais aussi à une dilatation de la puissance, avec l’irruption de moyens militaires plus légers, accessibles à tous, et pouvant concurrencer les équipements les plus lourds. Par ailleurs, la stratégie déclaratoire se développe elle aussi par la publication de rapports, de doctrines (livre blanc), illustrant la hausse de la dimension politique.

 

c) Des nouvelles guerres ?

 

La dilatation de l’espace stratégique et l’essor de la dissuasion n’effacent pas les tensions, mais aboutissent à une reconfiguration stratégique, caractérisée par l’usage d’une stratégie indirecte (André Beaufre), qui se refuse à la montée aux extrêmes, appuyée à la fois par la condamnation de la guerre au profit de la défense, et par la dissuasion nucléaire consacrant l’impossibilité d’un affrontement direct entre deux puissances nucléaires du fait des dommages inacceptables que cela induirait. La Guerre Froide rentre ainsi dans ce jeu stratégique, que ce soit avec la stratégie oblique soviétique (périphérique) ou l’escalade horizontale américaine (créer de nouveaux fronts). La dilatation stratégique aboutit au concept de « géostratégie » cher à HCB. Les crises régionales et locales ont en tous les cas survécu à la fin de l’URSS.

 


Des soldats non identifiés, les petites hommes vert, utilisés en Crimée en 2014, dans des conflits sous le seuil (voir mon article sur la guerre hybride).

 

Les mutations de la guerre ont été par conséquent étudiées dans les années 90 : conflits asymétriques, new wars, guerre de 4e génération, guerre hors limite, guerre hybride, etc. Mais malgré tout, les principales modalités stratégiques n’ont pas évolué. A ce titre, HCB étudie la Revolution in Military Affairs qui a été très étudiée durant ces années par les théoriciens américains, qui parlaient des mutations décisives de la guerre liée aux nouvelles possibilités techniques accessibles aux nations capables de s’équiper des équipements lourds décrits plus hauts, qui permettrait la guerre de l’information, la suppression de l’incertitude, et l’usage des armes précises et à longue portée. En réalité, les conséquences doctrinales de cette « révolution » n’ont pas été si décisives comme peuvent en témoigner les récentes campagnes américaines en Irak, en Afghanistan, le conflit entre Israël et Hezbollah de 2006 ou encore la lutte entre la coalition internationale et l’Etat Islamique. D’autres études permettent d’analyser cette « impuissance de la puissance » (Bertrand Badie) au niveau des relations internationales, ou bien encore les causes des défaites militaires occidentales (Gérard Chaliand) liés à la lourdeur stratégique (micro-management du sommet à la base) et à la place de l’opinion dans les démocraties occidentales (0 mort), empêchant la prise de risque, et décrite par HCB comme augmentant les potentialités de tous les éléments perturbateurs mineurs ou majeurs. Les grands principes de la stratégie décrits plus haut, eux, ne se sont pas effacés face à la supériorité technique.

 

Conclusion

 

Pour conclure le premier livre de son Traité, HCB rappelle que la guerre et le conflit violent font partie de la stratégie, qui est une des dimensions de la politique-en-acte et pas seulement un moyen de la politique parmi d’autres. La guerre, malgré sa mise au ban, n’a pas disparu, et caractérise encore cette « spécificité irréductible de la stratégie ». Les livres suivants sont consacrés à l’étude des stratégies particulières (mer, air), et de la géostratégie. En définitive, HCB a souhaité dans son ouvrage, réédité sept fois, restaurer l’essence de la stratégie dans un monde où le concept a perdu de sa vigueur en se diluant hors du spectre du conflit violent. Par le rappel de ses grands principes et de son histoire, HCB replace les mutations contemporaines de la guerre, qui semblent s’accélérer, dans le temps long, nous poussant à relativiser, et redonnant du poids au débat stratégique. L’ouvrage a donc un intérêt certain, autant pour l’historien militaire que pour le politiste, malgré son degré de généralité dû à la masse de connaissances synthétisée.

 

Bibliographie :

  • Beaufre (général), André, Introduction à la stratégie, Pluriel, 2012 (1e éd. 1963), 192 p.
  • Coutau-Bégarie, Hervé, Traité de Stratégie, Economica, 2011 (1e éd. 1999), 1200 p.
  • Keegan, John, A History of Warfare, traduction de R. Langer, Perrin, Lonrai, 2014 (1e éd. 1993), 628 p.
  • Liddell Hart, Basil Henry, Strategy, Broché, 2009 (1e éd. 1954), 212 p.

 

Conflictualité :

 

Les autres comptes-rendus  :

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