Temps et jeu vidéo : a-t-on encore le TEMPS de jouer aux jeux vidéos ?

Après avoir défini le jeu vidéo et avoir monté un cycle sur la stratégie et la gestion et un autre sur la mort, je vous propose d’ouvrir un tout nouveau cycle avec ce huitième épisode de Captain’Cast : le temps. Cette notion, si difficile à définir simplement, et qui désigne en somme une mesure à partir de laquelle on peut définir des événements et des phénomènes, va désigner au fil des vidéos plusieurs points de vue. Il y a d’abord le point de vue interne à l’œuvre culturelle, au jeu vidéo : le temps en jeu, sa représentation pour nous, comment il peut avoir un impact sur notre perception du titre, par exemple en nous rendant au fur et à mesure de plus en plus fort ou en nous impactant avec son histoire. Mais ce temps en jeu rejoint aussi le temps du joueur, cet être humain derrière la manette qui interagit avec le jeu vidéo, et qui a aussi une vie à mener à côté. C’est le temps de cet être humain qui est visé par l’industrie vidéoludique. Comme pour la télévision et les réseaux sociaux, le temps, c’est de l’argent et du temps de cerveau disponible.

 

 

A ce titre, dans ce premier épisode, nous allons étudier comment notre temps de joueur est aujourd’hui mis à rude épreuve par l’abondance des titres, aboutissant à nous poser une question fondamentale : a-t-on encore le temps de jouer ?

 

Tempus fugit

 

Dans un monde moderne ultra-connecté, par les transports ou les réseaux, il semble pourtant paradoxalement que le temps nous échappe, qu’on court derrière. C’est en tous les cas une sensation dont parle le sociologue et philosophe Hartmut Rosa dans Accélération et aliénation (2012). Alors forcément, quand début 2022, les développeurs de Techland ont déclaré que leur prochain titre, Dying Light 2 Stay Human, sera finissable à 100% par les joueurs en 500 heures de jeu, cela a fait réagir. Qui a encore aujourd’hui le temps de gérer sa vie familiale, sociale, professionnelle et culturelle pour passer autant de temps sur un seul titre, alors même que sur la seule plateforme de distribution Steam, on estime à plus de 10 000 le nombre de nouveaux titres en 2021 ?

 

On n’a ainsi jamais eu autant de jeux vidéos. Chaque expérience vidéoludique est unique, proposant une combinaison entre un univers, un scénario, une direction artistique et musicale, et des interactions du joueur. Comme vous le voyez sur cette chaine, je tâche de regrouper les titres en familles, genres et étiquettes. On peut ainsi rapprocher Call of Duty : Modern Warfare 2 (2020) et Battlefield 2042 (2021) : ces deux FPS proposeront globalement des sensations bien différentes d’un Warhammer 40 000 : Dawn of War, mais sont aussi accueillis différemment par les joueurs. Chaque genre et famille dispose de centaines et milliers de titres, avec des familles plus populaires que d’autres. Un FPS se vendra mieux qu’un jeu de tactique par exemple. Mais cette effusion de titres peut effrayer : comment savoir quel jeu va me correspondre dans cette marée humaine, et vaudra donc mon temps, ainsi que mon argent ?

 

La durée de vie, inutile ?

 

Au-delà de ce choix déchirant de savoir à quoi jouer, il y a aussi le temps de jeu. A ce titre, la durée de vie a-t-elle encore un sens ? Dit autrement, est-elle encore aujourd’hui un argument de vente ? Au début des années 2000, un jeu qui durait plus d’une dizaine d’heures avait une excellente durée de vie, alors qu’en 2022, dix heures de durée de vie pour un titre vendu entre 60 et 80 euros est un défaut majeur. On attend désormais pour ces prix-là des jeux qui nous emmènent pendant des dizaines d’heures dans leurs mondes. Mais le corollaire est que souvent, pour remplir ce monde, les développeurs développent du contenu secondaire ou annexe pas forcément trépidant, quand il s’agit de collectibles ou de quêtes secondaires mal écrites et forcées. A trop vouloir rajouter des heures de jeu, on finit par appliquer un cahier des charges répétitif et peu original, à l’image d’une grande majorité des open-world à la Ubisoft avec leurs cartes remplies d’activités annexes et variées d’un FarCry à un Horizon : Zero Dawn.

 

Cette pression sur la durée de vie est même plutôt contre-productive, puisqu’on finit paradoxalement de moins en moins nos jeux. En 2014, un article d’IGN notait ainsi un taux de complétion de l’histoire de Mass Effect 3 de 42%, alors qu’il clôt une trilogie extrêmement bien vendue, et même la campagne très courte de Portal n’est finie à l’époque qu’à 47%. Voir donc des titres triple A multiplier tout de même le contenu secondaire en jeu pour aboutir aux 500 heures de Dying Light 2 Stay Human fait nous poser quelques questions.

 

Le maintien de cette notion de durée de vie peut s’expliquer par deux facteurs principaux : d’abord, nos critères de notation restent archaïque, et on place généralement la durée de vie au même rang que le gameplay, le scénario et la direction artistique. Enfin et surtout, faire jouer le plus longtemps possible le joueur à un même titre est une vraie stratégie pour les entreprises du jeu vidéo, afin de l’inciter à acheter les contenus additionnels et cosmétiques divers associés : c’est la logique triomphale du game as a service.

 

Temps de cerveau disponible

 

Le temps est devenu une donnée essentielle, dont profitent de nombreuses industries : la télévision disait déjà au début des années 2000 qu’il fallait vendre aux annonceurs le temps de cerveau disponible, et les réseaux sociaux ont davantage étendu la problématique, en créant des contenus personnalisés en fonction de nos goûts pour nous pousser à passer de plus en plus de temps sur leurs plateformes, pour vendre derrière de la publicité et nos données personnelles. L’industrie vidéoludique l’a donc très bien compris.

 

On vend donc aujourd’hui de plus en plus de titres qui rejoignent le modèle du game as a service, c’est-à-dire plus seulement un produit culturel fini, qu’on consomme du début à la fin, avant de passer au suivant, mais un service culturel, dans lequel on continue sans cesse de passer du temps. Ces softs proposent ainsi une expérience initiale longue, qui est sans cesse augmentée par des mises à jour, et qui poussent les joueurs à continuer de jouer à moyen et long terme, et donc d’être de plus en plus enclins à acheter des contenus additionnels payants via des boutiques intégrées. Nous verrons sa genèse dans le prochain épisode en parlant des abonnements, des micro-transactions, des DLC, des season pass et j’en passe. Toute cette course au pognon rejoint la course au temps de cerveau disponible dans le monde du jeu vidéo.

 

Retour à l’indépendance

 

Paradoxalement, cette orgie de contenu additionnels, de boutiques, de monnaies virtuelles et de jeux triple AAA beaucoup trop longs a aussi servi à revaloriser les jeux indépendants ou les petites productions, ces softs vendus moins d’une quarantaine d’euros, avec des durées de vie limitées, peu ou pas de DLC, et parfois bien plus innovants. Une petite équipe de dix personnes n’a ainsi pas la pression d’un Infinity Ward quand il faut sortir le prochain Call of Duty, vu et revu. A vouloir capter le temps d’un joueur et ne vouloir lui donner que ce qu’il connait, les plus gros studios oublient parfois le fond : Assassin’s Creed Origins, Odyssey et Valhalla ont la même boucle de gameplay, là où le petit jeu de survie Valheim a été la surprise de 2021 en proposant quelques nouveautés dans un genre pourtant plutôt sclérosé, avec dix millions de ventes en un an. Plus récemment, deux des surprises de 2022 ont été par exemple le petit roguelite incrémental Vampire : Survivors, développé par une personne, avec une boucle de gameplay d’une demi-heure, vendu à 2,5 millions d’exemplaires en quelques mois, et qui a créé un genre à lui tout seul, ou encore Stray des Montpelliérains de Blue Twelve Studio, une courte aventure d’un chat sur six heures dans une ambiance cyberpunk, qui a rapporté deux prix aux Game Awards 2022, deux softs courts qui marqueront pourtant sûrement plus le joueur de 2022 que d’autres titres AAA.

 

Conclusion

 

On est donc face à un constat amer : on n’a jamais eu autant de jeux et pourtant, on a jamais eu autant de contenu copié-collé d’un open-world à l’autre pour remplir un cahier des charges et inciter le joueur à acheter du contenu additionnel en masse. Face à cette orgie de contenus, comment choisir la bonne expérience, et sommes-nous donc condamnés à jouer sur notre temps libre à de mauvais free-to-play sur nos téléphones portables ? Eh bien pas forcément. D’un côté, d’autres jeux existent, notamment du côté de la scène indépendante, pour renouveler les codes, mais il existe également pléthore de moyens de mieux connaitre le monde du jeu vidéo : sites spécialisés, streamers, vidéastes passionnés, reviews de sites marchands ou de Metacritic, le joueur d’aujourd’hui a accès à des outils incroyables de tri lui permettant de redomestiquer son temps en consommant intelligemment en fonction de ses goûts. Ainsi, nous n’avons certes pas plus le temps de jouer, mais grâce à tous ces outils, nous avons le temps de bien jouer. 

 

Nous verrons dans le prochain épisode la genèse du game as a service, qui est la nouvelle tendance de l’industrie vidéoludique pour capter un maximum de notre temps, et donc le monétiser, autour des questions d’abonnement, de micro-transactions et de DLC.

 

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