Le sport comme modèle culturel et social (Sport, Culture et Enjeu Militaire en Grèce Antique, épisode 02)

I. Le modèle athénien

 

Si l’on remonte aux écrits d’Homère, et notamment à l’Iliade, les vertus athlétiques des héros sont largement mises en avant dans leurs combats. Entraînés et soutenus ou non par les divinités, les héros se définissent par leurs qualités militaires. Le rusé Ulysse, déguisé et aidé par Athéna, est capable dans l’Odyssée[1] de traverser douze haches avec une seule flèche et la bénédiction de Zeus[2], et de massacrer ensuite tous les prétendants. Achille, héros des Grecs de l’Iliade, est ainsi formé par le Centaure Χείρων (Chiron) et Φοῖνιξ (Phénix) dans les disciplines intellectuelles et sportives[3]. A l’époque classique, vers le début du Ve siècle avant Jésus-Christ, les plus riches des Athéniens offrent à leurs enfants une éducation privée mêlant musique, gymnastique et lettres. C’est à Athènes que cet idéal du kalos kagathos est le plus marqué : il s’agit de former physiquement et moralement le jeune citoyen idéal, qui se dévouera ensuite à la cité, à ses traditions, à ses lois.

 

 

C’est parmi ces jeunes gens fortunés bénéficiant d’une éducation complète que se retrouvent la plupart du temps les athlètes athéniens[4]. Leur formation physique se déroule à la palestre, une partie du gymnase réservée aux jeunes enfants, le gymnase étant réservé aux éphèbes et aux adultes. Cette formation sportive inclut aussi bien la course, la lutte, le lancer de disques, de javelots ou le saut en longueur. On stimule dans cette formation l’agôn (ἀγών), l’esprit de compétition qui est à la base de la pensée du sport en Grèce. Les sportifs les plus modestes se contentent généralement de participer aux jeux locaux organisés par des communautés plus restreintes.

 

II. Le rite de passage

 

A un niveau plus anthropologique, le sport agit aussi comme un « rite de passage », selon la formule de l’ethnologue Arnold Van Gennep[5] : l’éphébie athénienne est le moyen pour l’adolescent de devenir un citoyen à part entière. Vers l’âge de 18 ans, les citoyens des trois premières classes soloniennes, qui fournissent les effectifs hoplitiques, sont sommés de rejoindre le corps des éphèbes pendant deux ans ; ils y fréquenteront le gymnase et sera engagé dans des missions de garnison. Cette préparation militaire se développe au –Ve siècle, mais est surtout connue par des inscriptions postérieures à -335 et par Aristote[6]. La pratique sportive est dès lors vue comme un moyen de former un citoyen-soldat, par l’endurance et la discipline. Le sport et l’éphébie agissent comme un creuset d’où doivent sortir des citoyens patriotes.

 

 

Le lien entre sport et citoyenneté se lierait donc en une préparation à l’aspect militaire. En effet, on rentre dans le monde du farmer soldier[7], du soldat-laboureur qu’on retrouve dans le combat rituel qu’est la lutte entre deux phalanges hoplitiques à l’époque archaïque : trouver une plaine, se battre en rangs serrés, pousser à la débandade l’adversaire, organiser une trêve, enterrer les morts et décider du vainqueur, telles sont les règles non écrites du combat militaire entre deux cités grecques. Suivant les situations, la préparation du citoyen suffisamment riche pour financer son équipement et être appelé au combat change, et la multiplication des combats implique une formation physique plus approfondie que celle requise pour des combats sporadiques.

 

III. Etre un Grec

 

Depuis les jeux funéraires de l’Iliade organisés par Achille pour son amant Patrocle décédé[8], on sait que les Grecs accordent une véritable valeur religieuse aux jeux qu’ils organisent. Ces jeux peuvent être locaux, et concerner un dème attique ou une cité, mais c’est bel et bien dans les sanctuaires panhelléniques que nous retrouvons le modèle sportif grec. Organisés strictement, ces jeux suivent un rituel précis. Ils se doivent d’abord d’être ouverts à l’ensemble des Grecs, qu’ils soient des athlètes ou des spectateurs. Le mot athlétisme vient d’ailleurs de ces concours sportifs, puisqu’ἄθλος (athlos) signifie compétition. Ces grands sanctuaires, tels celui de Delphes, de l’Isthme ou encore de Némée, sont dédiés à des dieux. Le plus connu est celui d’Olympie, célébrant Zeus. Il est le plus vieux et le plus stable des concours athlétiques grecs, tant et si bien que son délai de mise en place de quatre ans devient une unité de mesure du temps transcendant les différences entre les cités, notamment à partir du IVe siècle avant Jésus-Christ. Les vainqueurs de ces jeux sont vus comme bénis des dieux et ont un grand prestige[9] : d’après Plutarque, lorsque les Spartiates organisent une campagne militaire, la place d’honneur à côté du roi est réservée aux vainqueurs de jeux[10].

 

 

De fait, les barbares, les esclaves et les femmes ne se retrouvent pas à concourir dans ces jeux. Le critère principal qui détermine l’appartenance au monde grec est régi par le sport, comme le prouve la poussée macédonienne[11]. Le roi Alexandre Ier (498/450) tente de participer lui-même aux jeux panhelléniques. Son royaume étant à la frontière entre monde grec et monde barbare, de par ses limites externes mais aussi internes[12], il est recalé une première fois, mais arrive à retracer une généalogie mythique pour placer ses ancêtres comme descendants des rois d’Argos. Sa participation au concours le fait entrer de plain-pied dans le monde grec. Philippe II (359/336) et Alexandre III (336/323) n’y échapperont pas. Le premier monarque est vainqueur plusieurs fois dans des courses à cheval ou en chariot[13]. Quant au second, il organise régulièrement durant ses longues conquêtes des jeux destinés à détendre les soldats et à rappeler que l’invasion qu’il a lancée se veut panhellénique.

 

Notes :

  • [1] HOMERE, Odyssée, chant XXI
  • [2] Ibid., vers 413
  • [3] LEGRAS, op. cit., p.4-14 : il cite notamment les vers 434 et suivant di chant IX de l’Iliade.
  • [4] KYLE, Donald G., Athletics in Ancien Athens, E. J. Pull, Leyde, 1993 (1987) : cité par LEGRAS, op. cit., p.38-49, on retrouve une analyse prosopographique des vainqueurs athéniens des jeux panhelléniques des années 490 à 404, et ils proviennent majoritairement de grandes familles fortunées.
  • [5] Dans Les Rites de Passage, 1909, version électronique sur le site de l’UQAC
  • [6] ARISTOTE, La Constitution des Athéniens, 42.1-2
  • [7] HANSON, Victor Davis, The Western Way of War. Infantry Battle in Classical Greece, University of California Press, Berkeley, 1989
  • [8] HOMERE, Iliade, chant 23, vers 262-897
  • [9] Ce qui est notamment commenté dans PRITCHARD, David M., Sport, Democracy and War in Classical Athens, Cambridge University Press, New York, 2013, 251 p. : l’engouement du peuple tout entier pour ces sportifs-aristocrates au sein d’une démocratie interpelle beaucoup l’auteur.
  • [10] PLUTARQUE, Lycurgue, 22.7
  • [11] CHRISTENSEN, op. cit., p.332-345
  • [12] HATZOPOULOS, M. B., Macedonian Institutions Under the Kings. A Historical and Epigraphic Study (Tome I), De Boccard, Paris, 1996, 554 p. : la formation de la Macédoine en tant que royaume mélange adjonction de cités grecques et de cités dont la grécité n’est pas avérée, opérant une fusion culturelle.
  • [13] PLUTARQUE, Alexandre, 3.5 et 4.5

 

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