Penser la transformation militaire – La révolution militaire, Geoffrey Parker (1988)

En 1453, la bataille de Castillon oppose, après un siècle de convocations d’ost et de chevauchées infructueuses, une dizaine de milliers de Français et d’Anglais de part et d’autre, essentiellement de l’infanterie armée d’armes de corps-à-corps ou d’arcs, de la cavalerie lourde, et l’artillerie des frères Bureau, qui révèle ce jour-là sa valeur tactique. Outre la canonnade, les combats d’infanterie et les charges de cavalerie lourde révèlent une tactique et une organisation militaire qui semble ne pas avoir véritablement évolué depuis plusieurs siècles[1]. Le 2 décembre 1805, la bataille d’Austerlitz oppose plusieurs dizaines de milliers d’hommes, organisés en corps d’armée, divisions et brigades, armés de carabines, de fusils et de grenades, accompagnés de nombreuses pièces d’artillerie. L’Empereur français fait mine d’être plus faible qu’il ne l’est, coupe en deux le dispositif adverse sur le plateau de Pratzen, attaque de flanc les colonnes ennemies et aboutit à leur déroute. Les trois siècles qui séparent l’armée royale de l’armée impériale voient un changement considérable de variables : hausse des effectifs et des pertes, mise en place d’armées permanentes, évolution de l’organisation militaire, du commandement et de la discipline, transformation de l’armement au profit des armes à feu. Pour réaliser ces changements considérables, les Etats ont nécessairement aussi dû acquérir une mainmise économique et sociale sans précédent pour arriver à supporter un tel niveau militaire pour entrainer, équiper, encadrer, ravitailler et utiliser cette masse d’hommes[2]. Ces trois siècles, matérialisés dans la période identifiée par Geoffrey Parker, 1500-1800, représentent le théâtre de ce qu’il identifie comme une « révolution militaire ».

 

Du monde médiéval de la guerre avec la bataille de Castillon (Manuscrit Les Vigiles de la Mort de Charles VII, Wikipedia)…

 

…au monde post-révolutionnaire de la guerre avec les batailles napoléoniennes.

 

En 1955, dans une conférence inaugurale à l’université de Belfast, le professeur Michael Roberts est le premier à parler pour l’Europe moderne d’une « révolution militaire », pour expliquer les changements militaires à l’œuvre dans l’armée suédoise entre 1560 et 1660, et le lien avec la guerre de Trente Ans (1618-1648). Cette expression fait rapidement florès parmi les historiens modernistes, sensibles à l’évolution politique et militaire entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Parmi ceux-ci, on retrouve notamment le professeur britannique Geoffrey Parker, spécialiste de l’armée espagnole. Il revient sur la révolution militaire dans un article du Journal of Modern History en 1976, puis dans un ouvrage en 1988[3] publié aux presses de l’université de Cambridge : il vise à dépasser l’analyse initiale pour en tirer une étude européenne sur la révolution militaire, avec comme sous-titre « La guerre et l’essor de l’Occident, 1500-1800 », sujet qu’il continue à ce jour de porter avec The Cambridge History of Warfare[4]. L’expression de « révolution militaire » est problématique à plus d’un titre : elle désigne moins dans ce cas une rupture politique au temps bref qu’un changement sur un temps étendu de paradigmes, au même titre que la Révolution industrielle[5]. A ce titre, elle vise davantage à désigner le moment où la situation finale n’a plus rien à voir avec la situation initiale, et qu’aucun retour en arrière n’est possible : on ne peut ainsi pas revenir à un monde sans usine pour la révolution industrielle, ni à un monde sans armes à feu pour la révolution militaire. Initialement, Michael Roberts définit la révolution militaire comme correspondant à quatre facteurs dans le siècle 1560-1660 : tactique, avec l’évolution des armements (mousquets) et l’écroulement des chevaliers face aux artilleurs et aux mousquetaires ; numérique, avec une hausse des effectifs militaires ; stratégique, avec une littérature et un art s’intéressant davantage à la mobilité des masses ; sociaux, avec des répercussions de la guerre sur toutes les strates de la société par les dépenses, les dommages, ou encore la charge administrative. 

 

Le comte De Guibert analyse à la fin du XVIIIe siècle l’art de la guerre des siècles précédents, et fait la bascule avec le monde post-révolutionnaire de la guerre en théorisant l’emploi de divisions (voir mon article).

 

Le but de Geoffrey Parker n’est pas de contester cette définition : il admet l’idée de la révolution militaire. Seulement, il cherche d’autres facteurs de cette révolution, et surtout s’intéresse aux conséquences et développements de celle-ci. Il définit en effet à la fin de son introduction que l’objet de sa recherche est de découvrir la clé du succès des Occidentaux dans la période 1500-1800 pour constituer les prémices des empires mondiaux, avec 35% des terres émergées sous contrôle européen en 1800[6]. Il précise que la petitesse et le manque de ressources de l’Europe ont été compensées selon lui par la supériorité militaire et la puissance navale, d’où le besoin de saisir tous les contours de cette révolution militaire. Son plan consiste à discuter les tenants et aboutissants de la révolution militaire au premier et au dernier chapitre, de détailler la place des services et de la mer dans celle-ci dans les chapitres 2 et 3, et de tâcher de mettre en regard cette révolution militaire internationalement. A ce titre, nous verrons d’abord dans un premier temps comment Geoffrey Parker présente et décrit le concept de révolution militaire par le biais des technologies d’armement, surtout dans les fortifications et la puissance de feu, puis comment il étend sa réflexion aux effectifs, à la mer, et au comparatif avec les autres puissances non touchées par cette révolution militaire, avant de voir dans un dernier temps les critiques du concept même de révolution militaire et de conclure sur l’opportunité dans les études historiques modernes de ce concept opératoire.

 

I. Technologie et révolution militaire

 

a) Ingénierie militaire : les fortifications

 

L’auteur date du XVe siècle la fin du piétinement devant les châteaux forts de pierre datés du Moyen-Âge grâce à l’essor et l’utilisation de l’artillerie de siège, celle qui triomphe face aux murs de Constantinople en 1453 ou qui permet aux Français de reprendre pied en Guyenne. Cette artillerie a fini par accompagner les armées, par exemple française au moment des guerres d’Italie à compter de 1494. Pour Geoffrey Parker, cette utilisation militaire explique les interrogations de Leon Battista Alberti et d’autres ingénieurs italiens sur la meilleure manière de défendre une forteresse face à cette nouvelle arme. Ces nouvelles forteresses possèdent ainsi des murs plus bas et plus épais, différents bastions, et portent des pièces d’artillerie. Une fois une garnison suffisante installée, ce qui implique une hausse des effectifs pour la défense, ces forteresses sont capables de tenir plus facilement tête à l’artillerie. Cette « trace italienne »[7] est pour l’auteur à la base de la révolution militaire. C’est sa propagation en Europe de l’ouest qui entraine une évolution de la dynamique des conflits : on compte par exemple en 1544 déjà quinze forteresses françaises inspirées de ce modèle pour la frontière entre le royaume de France et les Pays-Bas.

 

Modèle d’une forteresse de Vauban, témoignage d’une défense en profondeur et de murs moins vulnérables au tir direct de l’artillerie (Wikipedia).

 

Pour l’auteur, la trace italienne a ainsi contribué à rééquilibrer l’offensive et la défensive en rétablissant la place des forteresses dans la défense d’un Etat[8] et donc la place de la guerre de siège : il faut désormais mobiliser de plus en plus d’hommes pour garder une forteresse ou pour en assiéger. Ce contrôle du territoire pour un Etat prend une nouvelle dimension pour le monarque : c’est l’idée du « pré carré » de Vauban au XVIIe siècle, avec la destruction des forteresses intérieures au profit de celles frontalières, illustrant un changement de perspective[9]. Cela entraine donc un coût administratif, humain et financier important pour les Etats.

 

b) L’emploi de la puissance de feu

 

L’évolution concomitante est celle de la puissance de feu. Si les armes de jet utilisées par exemple au sein des armées anglaises de la Guerre de Cent ans ont poussé le Royaume de France à réfléchir au sein des premières unités permanentes[10] à rééquilibrer le rapport entre hommes d’armes et tireurs, c’est bien l’irruption des armes à poudre qui provoque le deuxième changement de la révolution militaire. Si celles-ci sont déjà connues depuis plusieurs siècles[11], c’est leur utilisation massive à compter du XVIe siècle qui change la face du combat. Moins précises, plus longues à recharger[12], les armes à feu gardent tout de même un avantage certain : la possibilité de maitriser l’arme en seulement quelques semaines[13].

 

Le mousquet, que nous évoquons dans notre histoire des armes légères.

 

L’évolution technique de l’arme à feu[14] est peu étudiée par l’auteur, qui se concentre sur son utilisation tactique. Si les porteurs d’armes à feu sont d’abord en support des piquiers, qui forment la composante principale des contingents suisses au XVe siècle puis des redoutés Tercios espagnols, ils acquièrent une place de plus en plus importante, jusqu’à ce qu’un renversement fasse que les piquiers soutiennent désormais les porteurs d’armes à feu entre le XVIe et le XVIIe siècle[15]. Geoffrey Parker reprend pour la généraliser l’analyse du professeur Michael Roberts : il note qu’au sein de l’armée suédoise de Gustave-Adolphe du début du XVIIe siècle, l’organisation tactique est modifiée au profit d’unités de feu plus petites, l’entrainement et la discipline sont accrus et permettent d’augmenter la cadence de tir, les positions de tir sont normalisées, et l’organisation en colonne laisse sa place à la ligne. Cette organisation en colonnes était la norme au moment de l’utilisation massive de la pique, mais celles-ci sont vulnérables au tir d’artillerie puis au tir des armes à feu, et sont donc progressivement remplacées par des lignes parallèles, qui étendent le champ de tir et permettent d’assurer un feu continu grâce aux salves : pendant qu’une ligne tire puis recharge, la ligne suivante fait feu, puis celle d’après.

 

II. Processus de la révolution militaire

 

a) Le gonflement des effectifs

 

Si l’évolution de l’arme à feu et de la trace italienne sont nécessaires, elles entrainent également différentes évolutions, comme la hausse des effectifs militaires : pour prendre l’exemple français, on compte 15 000 hommes pour mener la Première guerre d’Italie en 1494, 150 000 hommes vers 1640, et près de 400 000 hommes à la fin du XVIIe siècle. Ces masses d’hommes sont nécessaires pour d’une part assurer la défense d’un Etat, d’autre part être employées pour asphyxier les forteresses bastionnées. Pour mettre en œuvre de telles armées, soit 1,3 millions d’hommes sous les drapeaux en 1710 en Europe, Geoffrey Parker évoque en partie l’évolution politique, administrative et financière[16]. Il faut en effet s’assurer du recrutement, permis par les volontaires, étrangers, criminels, pauvres, anciens prisonniers ou conscrits, mais surtout de leur maintien. La manne humaine n’est jamais un problème à cette époque, et l’accent est mis plutôt sur deux aspects essentiels : les finances et l’approvisionnement.

 

Bernard de Saxe-Weimar, un entrepreneur de la guerre en 1638 (Wikipedia).

 

Dans le premier cas, cela passe par des soldes, notamment à l’embauche, souvent irrégulières, et qui peuvent entrainer de nombreuses désertions quand elles sont manquantes, d’où l’essor d’entrepreneurs privés, comme Bernard de Saxe-Weimar, ayant servi aussi bien pour les Suédois que pour les Français. L’auteur étudie peu les questions fiscales et les évolutions dans ce traitement du soldat, ainsi que la mutation qui en découle dans l’art de faire la guerre[17]. D’autre part, cette manne doit être entretenue et approvisionnée : c’est une question de vie ou de mort, les pertes liées à la maladie ou à la faim étant nombreuses dans les armées de l’époque. Les difficultés sont considérables : nourrir 30 000 hommes nécessite par exemple pour une seule journée 1500 moutons ou 150 bœufs de boucherie. Geoffrey Parker rappelle aussi toute la population non combattante qui suit les armées : marchands, intendants, femmes et enfants, et toutes les bêtes de trait ou les chevaux qui nécessitent suffisamment de fourrage. Les Etats se doivent ainsi de placer régulièrement des centres d’approvisionnement sur le trajet d’une armée, de se mettre en relation avec divers marchands itinérants ou encore de pousser chaque soldat à emporter suffisamment de rations pour une période donnée. Cela nécessite une organisation administrative de la guerre plus poussée.

 

b) Décentrer le regard : la puissance navale et la diffusion de la révolution

 

Au-delà de la technologie militaire et du gonflement des effectifs, Geoffrey Parker étend la question de la révolution militaire à l’aspect naval et à sa diffusion. Il étudie d’abord l’évolution des galères et des vaisseaux ronds jusqu’à l’adoption du puissant vaisseau de ligne, l’adoption du canon comme arme, et le remplacement progressif de la tactique de l’éperonnage et de l’abordage par celle du pilonnage à distance. Il étudie ensuite comment la rivalité sur les mers devient essentiellement européenne, particulièrement dans les océans Atlantique et Indien. Néanmoins, l’auteur a du mal à en tirer une explication d’ensemble pour rentrer dans le concept de la révolution militaire, et même pour répondre à la question évoquée en introduction qui était de comprendre comment et pourquoi les Européens ont réussi à s’exporter en-dehors d’Europe.

 

La transformation des flottes change aussi la face de la guerre (Wikipedia).

 

Quant à la diffusion de la révolution militaire, Geoffrey Parker explique que le concept de révolution militaire, opératoire pour l’Europe de l’ouest, n’est pas une évolution nécessaire, mais une conjugaison de différents facteurs, qui sont parfois peu pertinents en fonction de l’espace géographique. Les autres Etats, en particulier la Chine et l’Empire Ottoman, n’ont par exemple pas eu besoin de mettre en œuvre une révolution militaire de type européen. Geoffrey Parker précise par exemple que les Ottomans, bien qu’ils utilisent les armes à feu, gardent une artillerie lourde et peu mobile, et emploient une tactique en colonnes. Ce n’est pas pour ces raisons que la puissance ottomane faiblit, bien au contraire. Ce sera le cas au moment de la révolution industrielle, par un faisceau d’autres raisons[18].

 

c) D’une révolution à l’autre ?

 

Pour conclure, Geoffrey Parker range l’armée de Frédéric II de Prusse, roi de 1740 à 1786, dans la continuité des siècles précédents : guerres dynastiques, stratégie d’usure plutôt que d’anéantissement. La Prusse cumule les aspects de la révolution militaire : un quart du pays est conscrit, la Prusse a la quatrième ou cinquième armée d’Europe alors qu’elle est la treizième en population, l’équipement et les armes sont uniformisées, l’approvisionnement et la discipline sont assurées. L’Etat de Frédéric II est le représentant de cette « révolution militaire ».

 

Le roi de Prusse Frederick II, qu’on retrouve dans l’article consacré à l’oeuvre de De Guibert.

 

Une vraie coupure apparait pour l’auteur à la fin du XVIIIe siècle. S’il a pu décrire dans les siècles précédents la révolution dans la puissance militaire et navale européenne, couplée à des changements structurels dans la nature des Etats, avec la croissance d’une bureaucratie efficace et des réorganisations politiques jusqu’à la montée de l’absolutisme, la fin des années 1780 fait émerger une nouvelle rupture.  Les troupes régulières incluent de plus en plus de l’infanterie et de la cavalerie légère, la « petite guerre » est codifiée, de grandes unités sont créées à l’image des divisions promues par De Guibert dans son Essai général de tactique (1772), une artillerie de campagne puissante et mobile se normalise. Pour parachever le tout, on observe un changement dans la conduite de la guerre, avec la part belle à la manœuvre et une nouvelle hausse des effectifs qui aboutit selon Geoffrey Parker à la fin de l’étranglement de la trace italienne, ainsi qu’à la résistance de l’Empire Ottoman et de la Chine. En 1812, la Grande Armée napoléonienne compte ainsi 600 000 hommes avec 1146 canons de campagne, sur un front de 400 kilomètres, loin de la petite armée royale française de 1494. La révolution militaire est achevée.

 

III. Un concept dépassé ?

 

a) Autocritique

 

Dans sa préface à l’édition française, Geoffrey Parker discute de quatre critiques faites à l’égard de la notion de révolution militaire. Conceptuellement, il admet les reproches qu’on lui fait sur la question politique, en la mettant au même plan que la question militaire. Concernant la chronologie, Geoffrey Parker campe sur ses positions, en admettant cependant que des chronologies plus précises et plus thématiques permettent de rendre compte de certains dynamiques de la révolution militaire. Il évacue néanmoins assez vite la critique technologique, qui contestait en partie le lien entre trace italienne et augmentation des effectifs, bien qu’il accorde tout de même un crédit aux auteurs qui s’intéressent davantage aux questions stratégiques et politiques. Pour terminer, il ne nie pas que le concept de révolution militaire est adapté essentiellement à l’Europe de l’ouest, comme il le rappelle lui-même dans le chapitre qui est dédié à cette diffusion. En définitive, l’auteur conserve sa vision de la révolution militaire telle qu’il a pu la décrire.

 

b) Unicité et temporalité

 

C’est dans cette optique qu’une partie des histoires modernistes intéressée par la guerre ont fait paraitre en 1995, sous la direction de Clifford J. Rogers, un ouvrage consacré à définir, étendre et critiquer le concept. Clifford J. Rogers précise en introduction à quel point ce cadre conceptuel a permis un renouveau des études de la guerre à l’époque moderne, en mettant le facteur militaire en lien avec une multitude de processus : bureaucratisation, formation des Etats, essor de l’Occident par les conflits armés et conquête coloniale[19]. Pour Laurent Henninger, la révolution militaire interroge finalement le processus de modernité[20], qui sous-tend ces siècles avec les volets économique (capitalisme), politique (Etat moderne), sociologique (déclin aristocratique et essor de la bourgeoise), religieux (Réforme), artistique, scientifique, géographique (Grandes Découvertes)[21].

 

Comme nous le disions dans Renseignement et sécurité, la raison d’Etat est la mission que se donne l’Etat d’unifier le corps social sous un pouvoir unifié, pour empêcher les divisions internes (religieuses, …) et imposer la paix civile. Elle est représentée ici par le Cardinal de Richelieu sur la toile Le Siège de la Rochelle d’Henri-Paul Motte de 1881, qui surveille la digue empêchant les indépendantistes huguenots de recevoir du soutien maritime face au siège français, un exemple de contrainte physique émanant de l’Etat. Nous en parlons notamment dans l’article sur la définition de l’Etat de Max Weber.

 

Néanmoins, si ce cadre conceptuel a en effet permis de réétudier un certain nombre de faits, la révolution militaire est aujourd’hui plus nuancée par les auteurs, notamment autour de deux éléments : la multiplicité des révolutions[22] et la temporalité de celles-ci. En effet, comme le précise dans son ouvrage Geoffrey Parker, les éléments qu’il évoque évoluent progressivement en fonction des périodes mais aussi des Etats concernés. La France par exemple garde une place privilégiée pour sa cavalerie lourde jusqu’à la fin du XVIe siècle, tandis que les Suisses conservent également plus longtemps une composante importante de piquiers. Ces « révolutions » sont même décrites au pluriel, à l’image de Clifford J. Rogers rappelant que la Guerre de Cent ans a permis une révolution de l’infanterie comme de l’artillerie[23]. Temporellement ensuite, toute l’idée de Geoffrey Parker est d’expliquer que la façon de faire la guerre ne change pas fondamentalement entre le XVe et le XVIIIe siècle, démontrant que le processus unique de révolution militaire est pertinent pour cette période, en séparant la stratégie d’usure de la stratégie d’anéantissement[24]. Pourtant, la « petite guerre » et l’utilisation de troupes légères sont déjà attestées, et il suffit de voir plusieurs épisodes guerriers pour contester cette opposition stratégique[25]. On peut objecter à Geoffrey Parker qu’il opère un regard téléologique sur une période qui n’est pas stable du point de vue du fait guerrier : la « petite guerre » y est déjà pratiquée, et les conflits opposent des forces diverses en fonction des motifs de guerre ou encore de l’espace géographique[26].

 

Conclusion

 

En définitive, malgré les critiques, l’expression de « révolution militaire » au singulier a fait date pour intégrer les questions militaires dans une période riche de transformations, à une époque où l’histoire militaire sort de l’histoire-bataille qu’on lui reproche pour s’ouvrir aux questions sociales, économiques et politiques[27]. A ce titre, le concept de Michael Roberts puis de Geoffrey Parker s’impose. S’il faudrait parler de révolution au pluriel, voire de transformations ou de mutations, la pertinence du concept est soulevée dans le récent ouvrage collectif Histoire militaire de la France : « Au-delà des critiques (…), la révolution militaire n’en demeure pas moins un concept opératoire au même titre que les révolutions scientifique, démographique ou agricole – elles-mêmes largement critiquées et nuancées. Il identifie un ensemble de bouleversements techniques, culturels ou sociaux qui, sur le long terme, modifient radicalement le rapport des individus et des sociétés à la guerre et au monde dans lequel ils évoluent. Reste donc à l’utiliser comme tel pour comprendre les particularismes spatiaux, chronologiques et sociétaux de l’Europe moderne. »[28]

 

Les armes ne sont rien sans les femmes et les hommes qui les emploient : la transformation militaire n’est qu’une composante qui traverse l’économique, la politique, le culturel, le sociétal et les technologies d’armement.

 

Penser la révolution a aussi eu un écho inattendu avec dans le même temps du débat le questionnement américain sur la Revolution in Military Affairs, concept largement critiqué depuis[29], où les Américains tâchent de redéfinir les conflits en fonction d’une nouvelle donne technologique, qui à l’heure où l’on parle, en 2020, ne semble pas avoir produit les effets escomptés. L’usage de nouvelles technologies de renseignement et de ciblage ne peut ainsi résoudre par lui-même le conflit, qui obéit à un ensemble de dynamiques et de processus conflictuels, qui impliquent deux masses vives si l’on en croit Clausewitz. Finalement, l’historien militaire et le stratégiste partagent deux choses en commun : la recherche des lignes de continuité entre plusieurs situations, et les moments de ruptures ou de transformations. Réfléchir à la transformation militaire, c’est s’interroger sur les technologies d’armement, leur conception et leur usage, mais surtout intégrer ces questions à un écosystème humain : les hommes et femmes qui les mettent en œuvre, le commandement militaire qui fait employer ces équipements, et la façon dont la guerre influe sur la société, politiquement, socialement, culturellement et économiquement. Cette étude approfondie du fait militaire peut être mise en regard des études stratégiques ou de sécurité, qui réfléchissent également aux évolutions des conflits, et au lien avec l’Etat, la société ou encore l’individu.

 

Notes

  • [1] Drévillon & Wievorka, 2019 : c’est bien sûr une vision partiellement fausse. L’utilisation des piques par les milices flamandes, des armes de jet avec le long bow anglais et les débuts de l’artillerie prouvent que la situation est loin d’être statique. N’empêche que les structures de la guerre, comme l’obligation limitée de service militaire, et la place de la cavalerie lourde, restent des composantes assez stables de ce « monde médiéval de la guerre ».
  • [2] Pour Norbert Elias, c’est le processus de monopolisation de la violence (pour suivre Max Weber) et des ressources financières par l’impôt qui fondent l’Etat moderne.
  • [3] La version française date de 1993.
  • [4] Ouvrage qu’il dirige en 2005, et dont la seconde édition parait en 2020.
  • [5] Rogers, 1995 : plusieurs auteurs contestent aussi l’unicité du terme. Plutôt que de parler d’une seule révolution, certains voient des révolutions, sur diverses temporalités, ou bien plutôt des mutations ou des transformations.
  • [6] En 1914, les puissances européennes contrôlent 84% des terres émergées d’après les travaux de Daniel R. Headrick que Geoffrey Parker cite en introduction.
  • [7] Le tracé à l’italienne, qui désigne la fortification bastionnée.
  • [8] Ce qui est un changement par rapport au Moyen Âge dans la mesure où ces forteresses sont la marque d’un Etat de plus en plus centralisé, et non pas l’expression du détricotage de la royauté carolingienne au profit de familles locales de la noblesse.
  • [9] Drévillon, 2019 (p.41)  : les auteurs qualifient d’ « avènement du territoire » cette phase de l’histoire militaire.
  • [10] Les compagnies d’ordonnance, créées dans les années 1440, et qui prendront différentes formes dans les décennies à venir.
  • [11] On date l’invention de la poudre noire au IXe siècle en Chine, d’abord utilisée pour les feux d’artifice, des lance-flammes rudimentaires, puis les premiers canons à main et couleuvrines entre les XIIIe et XVe siècles.
  • [12] Un archer entraîné peut tirer dix flèches par minute et être précis à 200 mètres, là où l’arme à feu (arquebuse, couleuvrine) a une portée de moins de 100 mètres et peut tirer au mieux une balle par minute.
  • [13] Il faut plusieurs années ainsi qu’un entrainement physique important pour maitriser l’arc.
  • [14] Evolution du canon, de la platine (à mèche, à rouet puis à silex pour le fusil), des munitions (mélanges standardisés).
  • [15] D’autant plus que la baïonnette rend les porteurs d’arme à feu polyvalents à compter du XVIIe siècle.
  • [16] Il évoque néanmoins peu les évolutions politiques et administratives, ce qui lui est reproché par Jeremy Black qui publie en 1991 un ouvrage au titre évocateur : A Military Revolution? Military Change and European Society 1550−1800.
  • [17] Drévillon, 2019 (p.451) : l’ouvrage dirigée par le Professeur Dévrillon décrit plus en détail la nouvelle population sous les drapeaux qui forme la « société militaire » remplaçant la noblesse guerrière.
  • [18] Révolution industrielle, nouvelles innovations militaires, place des nationalités, etc.
  • [19] Rogers, 1995.
  • [20] Bien que cette « modernité » soit elle-même critiquée par les historiens.
  • [21] Henninger, 2019.
  • [22] Ou plutôt des évolutions.
  • [23] Rogers, 1995 : dans son article, il étudie la révolution de l’infanterie et de l’artillerie au XVe siècle, avec dans le premier cas la réplique à la chevalerie (piquiers, tercios), et dans le second cas une nouvelle utilisation d’une artillerie plus mobile.
  • [24] Il reprend la distinction de l’historien militaire allemand Hans Delbrück.
  • [25] Par exemple le Sac du Palatinat en 1688 et 1689 par les armées de Louis XIV.
  • [26] On peut par exemple évoquer la différence entre les conflits religieux (guerre de Trente ans), ceux en Europe de l’est avec les Ottomans (Hongrie) ou les conflits qui commencent à se mondialiser comme la guerre de Sept Ans (1756-1763).
  • [27] Les questions de new military history pour les anglo-saxons, autour de l’œuvre de John Keegan à partir de The Face of Battle (1976), en intégrant une perspective « du dessous », et pavant la voie pour de nouvelles analyses.
  • [28] Drévillon & Wieviorka, 2018, p.194 (mis en gras par nos soins)
  • [29] Tertrais, 1998 : déjà à la fin des années 90, l’auteur pointait son caractère nébuleux, en remettant en perspective l’utilisation de ce concept autour des grands paradigmes stratégiques identifiés par les Etats-Unis.

 

Bibliographie

  • BLACK, Jeremy, « A Military Revolution ? A 1660-1792 Perspective », in ROGERS, Clifford J. (dir.), The Military Revolution Debate. Readings on the Military Transformation of Early Modern Europe, Westview Press, 1995, p.95-114
  • DREVILLON, Hervé, WIEVIORKA, Olivier, Histoire militaire de la France. 1. Des Mérovingiens au Second Empire, Perrin / Ministère des Armées, 2018, 864 p.
  • DREVILLON, Hervé (dir.), Mondes en guerre. Tome 2. L’Âge classique, XVe – XIXe siècle, Passés Composés / Ministère des Armées, 2019, 782 p.
  • HENNINGER, Laurent, « Révolution militaire et naissance de la modernité », in Theatrum Belli, 18 mai 2019, en ligne, https://theatrum-belli.com/revolution-militaire-et-naissance-de-la-modernite/ [Consulté le 02/07/2020]
  • PARKER, Geoffrey, La revolution militaire. La guerre et l’essor de l’Occident. 1500-1800, trad. par Jean Joba, Folio Histoire, 2013 (1ère éd. 1993), 489 p.
  • ROGERS, Clifford J. (dir.), The Military Revolution Debate. Readings on the Military Transformation of Early Modern Europe, Westview Press, 1995, 387 p.
  • TERTRAIS, Bruno, « Faut-il croire à la « révolution dans les affaires militaires » ?, in Politique étrangère, 1998, 63-3, p.611-629, https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1998_num_63_3_4783
  • TRAINA, Giusto (dir.), Mondes en guerre. Tome 1. De la préhistoire au Moyen Age, Passés Composés / Ministère des Armées, 2019, 750 p.

 

Comptes-rendus de stratégie et RI  :

 

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