Qui veut la peau de l’Etat Islamique ? (Chronique Géopolitique, Irak / Syrie)

Changer de perspective

 

A un moment ou à un autre, il faut faire le point. Tous ces événements qui se déroulent au « Proche-Orient », selon l’appellation française, mobilisent un grand nombre de pays, dans une atmosphère angoissante de crise internationale. Le lieu de cristallisation des tensions mondiales a changé de terrain et d’ennemi, et tous les yeux se tournent vers cette région plongée dans la crise et la tourmente depuis au moins 2003. Mais l’originalité de ce conflit est qu’on semble retrouver un seul et même ennemi, l’Etat Islamique, qu’il s’agit de réduire à néant. Pourtant, les protagonistes de cette histoire ne sont pas autant pressés les uns et les autres d’arriver à cette fin, comme nous allons le voir.

 


Inutile de les présenter… Mais sont-ils les seuls acteurs de cette histoire ?

 

Sans rester sur une guerre simpliste contre le « méchant terroriste », il convient d’observer ici les tensions régionales qui sont à l’œuvre, qui dépassent la simple lutte contre une organisation terroriste, pour nous poser la question que vous avez vu en titre : qui veut la peau de l’Etat Islamique ? D’aucuns seraient tentés de dire « tout le monde ». Mais la vraie question qui se pose au moment où de grandes batailles décisives se jouent, c’est le « qui ». Les acteurs de cette guerre, aux motivations variées, ont des objectifs différents les uns des autres, et la « coalition internationale », qui essaie de gommer ces différences, n’y parvient que trop peu. Sans être un article synthétique de référence, j’ai choisi pour ce troisième épisode de Chronique Géopolitique de rappeler à l’esprit des choses que j’estime importante, sans prendre un quelconque parti.

 


Carte très synthétique de mai 2016 trouvée sur le site de Libération. Beaucoup de changements depuis.

 

Les origines du conflit

 

L’Etat Islamique s’appelle ainsi depuis juin 2014. Il était auparavant une branche de l’organisation terroriste d’Al-Qaïda. Mais s’il a eu un essor fulgurant dans la région, c’est que le contexte s’y prêtait. En 2003, les Américains envahissent l’Irak et mettent à bas le régime de Sadam Hussein (1937-2006). En proclamant haut et fort la démocratie, ils désunissent pourtant la société. Depuis sa fondation, l’état irakien fonctionnait avec une minorité sunnite au pouvoir, contrôlant l’armée et les postes-clés de l’administration, gouvernant une majorité de chiites. Sans revenir sur la distinction doctrinale entre ces deux branches de l’Islam, la perturbation du régime irakien a donné lieu à de grandes purges. Pendant la passation de pouvoir « démocratique » qui a profité aux chiites, des guerres civiles meurtrières ont opposé les deux branches de l’Islam. Des quartiers se sont embrasés, et en promettant l’union, la désunion et la décomposition civile se sont profilées. Or, une partie des sunnites rejetés du pouvoir a pu ainsi être séduite par les discours du sunnisme international et du retour d’un califat, et ont pu rentrer dans les bras ouverts de l’organisation, d’autant plus que certains ont une bonne expérience militaire. L’armée fanatisée de l’Etat Islamique s’est dès lors imposée dans le nord, face à des troupes chiites peu expérimentées, peu motivées, récemment enrôlées, et l’état irakien n’a pas su maintenir sa souveraineté. On parle d’ « état failli » (Livre Blanc 2013, p.44, 84 et 89).

 

Du côté méditerranéen, on se retrouve en 2011 après le « Printemps Arabe » au Maghreb en Syrie. Face aux manifestations contre le régime, le président Bachar al-Assad (1965-?) utilise la force, mais sans réussir à calmer le jeu puisque le pays sombre dans la guerre civile et la violence. Les rebelles s’organisent en différents groupes, prennent certaines cités et réussissent à l’aide de soutien à maintenir la lutte jusqu’à aujourd’hui. Certains groupes rebelles se sont radicalisés sous l’impulsion de personnalités connues dans le monde du djihadisme (et libérés des prisons sur ordre présidentiel d’après un ancien prisonnier interviewé dans le documentaire de J. Fritel), qui mettent à mal la crédibilité des autres rebelles. Comme nous l’avons vu pour la Colombie, celui qui arrive à classer l’autre comme « terroriste » réussit à le sortir d’une discussion. L’Etat Islamique s’est ainsi retrouvé dans la zone syrienne par le biais de ce contexte.

 

Une régionalisation tendue

 

C’est d’abord par les financements occultes qu’apparaissent les premiers signes d’une régionalisation du conflit. Sans le dire tout haut, on sait par plusieurs enquêtes et récits (voir nos sources) que les groupes radicaux, et parmi ceux-ci celui de l’Etat Islamique, ont été financés et équipés par la Turquie du président R. T. Erdoğan, mais aussi par l’Arabie Saoudite et les autres émirats de la région. Lorsque le conflit s’intensifie davantage autour de l’Etat Islamique, notamment après les attaques du 13 novembre 2015, le contexte n’est plus le même. Une coalition internationale essaie de réunir une soixantaine d’Etats pour éliminer l’Etat Islamique (dont la Turquie et l’Arabie Saoudite font partie…).

 


Après le 13 novembre 2015.

 

D’autre part, le conflit s’est régionalisé. L’opposition entre l’Iran chiite et l’Arabie Saoudite sunnite, qu’on retrouve aussi au Yémen, retrouve un regain autour des actions des différents acteurs. Si l’Arabie Saoudite a pour alliés traditionnels les Etats-Unis, qui se sont longtemps opposés au régime syrien, l’Iran est plutôt proche de la Russie. Pour protéger le régime syrien de Bachar al-Assad, alaouite, c’est-à-dire appartenant à une branche du chiisme dans un pays majoritairement sunnite, l’Iran et la Russie fournissent argent, équipement et participent même aux conflits. Deux ports de la côte méditerranéenne comptent ainsi des navires russes (Tartous et Lattaquié). De plus, le Hezbollah libanais (chiite) envoie des troupes aux côtés du régime, malgré sa catégorisation de « mouvement terroriste ». La Turquie, membre de l’OTAN et donc alliée des Etats-Unis, aux frontières avec l’Europe et la Russie, se retrouve depuis quelque temps proche de la Russie elle aussi, peut-être pour pouvoir jouer à son tour un rôle régional.

 

Enfin, le peuple kurde se retrouve lui aussi dans ce conflit. Jamais reconnus totalement indépendants (bien qu’autonomes, notamment en Irak), les Kurdes se retrouvent à cheval sur le nord de la Syrie et de l’Irak, et au sud de la Turquie. Ils ont pris les armes assez tôt pour lutter contre l’Etat Islamique, et ont eu un certain succès au nord de l’Irak. Financés et équipés par les Etats-Unis, ils se retrouvent à la tête d’une région et semblent sortir gagnant de ce conflit, grâce à une maîtrise territoriale qui s’affirme, et qui semble de plus en plus apparaître comme une répétition générale en vue d’une indépendance. Ce qui est craint par les puissances environnantes, et notamment par la Turquie. Malgré l’OTAN, des heurts ont ainsi eu lieu entre les Peshmergas, les combattants kurdes, et les troupes turques : dans cette région, nous ne sommes plus à un paradoxe près, et les Etats-Unis semblent depuis un an avoir du mal à naviguer dans ce foisonnement d’intérêts contradictoires (comme s’en amusent plusieurs articles du Canard Enchaîné). Pour le président turc, les Kurdes sont une menace, notamment s’ils créent un état au sud de la Turquie, dans une région où les Kurdes sont majoritaires. Depuis le putsch militaire raté du 15 et 16 juillet, et la reprise en main brutale de la société par le biais d’une purge destinée à écarter les gens « suspects », le président n’a pas hésité à parler des organisations kurdes et à les désigner comme des organisations terroristes. Ce qui n’est pas l’appellation onusienne exacte…

 

Après la bataille ?

 

On voit ainsi que les acteurs ont des motivations assez diverses, et que la coalition internationale qui lutte en ce moment contre l’Etat Islamique a des divergences sur l’avenir de la Syrie, des Kurdes et globalement sur l’avenir de la région. Comment reconstruire une Syrie ravagée par un conflit, alors que les rebelles qui luttent encore se retrouvent face aux troupes syriennes, russes et du Hezbollah ? Comment reconstruire l’état irakien avec une armée en décomposition et une fracture sociétale profonde ? Comment voir l’avenir de la Turquie, entre OTAN, Europe, Russie et Moyen-Orient ? Que vont faire les Kurdes après la fin de l’Etat Islamique ? Certains spécialistes, tel P-J Luizard, rappellent que ce qui se passe dans la région est une affaire bien plus politique que religieuse, contrairement à ce que l’on pourrait penser avec la radicalisation idéologique orchestrée par l’Etat Islamique.

 

Avant la bataille de Mossoul, qui a commencé mi-octobre, tous ces intérêts contradictoires se retrouvent ensemble : les Irakiens demandent aux Turcs, qui veulent absolument intervenir, de se retirer ; on trouve aussi bien des milices chiites irakiennes, ce qui peut poser un problème face aux civils sunnites, des armées privées d’Irakiens qui ne croient plus en l’Etat et organisées par de riches individus, les restes de l’armée irakienne, les Peshmergas, etc. Et derrière, les Occidentaux et les Russes, qui soutiennent les troupes sur place, accompagnés par la France. Aucun n’a le même objectif politique. Alors, je le redemande encore une fois : qui veut la peau de l’Etat Islamique ?

 

Sources :

  • Arte : Daesh : Naissance d’un Etat terroriste (Jérôme Fritel, 2014) et surtout Les Guerres Cachées contre Daesh (Jérôme Fritel, 2016), qui traite des motivations contradictoires des acteurs présents
  • Canard Enchaîné : les derniers articles satiriques reviennent souvent sur l’incapacité des Etats-Unis à maintenir leurs alliés dans le même bateau.
  • LUIZARD, Pierre-Jean, Le Piège Daesh : l’Etat Islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, Paris, 2015 : l’auteur pose sur le temps et l’espace l’Etat Islamique, pour déceler les causes profondes et savoir où l’on va.
  • Monde Diplomatique : les analyses plus réfléchies et les cartes permettent de s’y retrouver davantage dans cette jungle.

 

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