Stratégies des Etats de captation de l’innovation (3/4) – Politique industrielle de défense et technologies émergentes

(Cette série d’articles est reprise de mon mémoire de fin d’études intitulé La politique industrielle de défense face aux technologies émergentes, et soutenu en 2021 à Panthéon-Assas, sous la direction de M. Renaud Bellais.)

 

Pour répondre aux défis liés à l’innovation, les Etats ont réagi pour adapter leur politique industrielle afin de répondre à leurs besoins capacitaires, dans un monde où le qualitatif l’emporte sur le quantitatif et où les programmes d’armement se complexifient toujours davantage[1]. Ces stratégies industrielles impliquent d’aller dans deux sens concomitants.

 

I. Rester à la pointe de la technologie

 

L’idée principale derrière les stratégies des Etats pour capter l’innovation est de rester à la pointe de la technologie. Pour ce faire, la stratégie doit nécessairement coiffer les orientations technologiques et industrielles, pour aller vers des mécanismes publics d’innovation de défense, aujourd’hui allant dans le sens d’un lien public-privé et défense-civil davantage prononcé.

 

a) L’importance d’une stratégie

 

Pour fixer un horizon capacitaire aux stratégies industrielles des Etats, il est nécessaire de fixer un cap qui détermine non seulement la direction voulue, mais aussi comment elle s’insère dans un schéma de pensée doctrinal. Une des stratégies les plus représentatives et connues sur ce domaine est celle des Etats-Unis. Depuis la Guerre Froide, les Etats-Unis ont en effet comme volonté affichée de rester à la pointe de la technologie dans tous les milieux afin de garder un avantage stratégique sur leurs compétiteurs et de pouvoir intervenir en tout lieu et en tout temps pour toutes les menaces[2]. Certaines de ces stratégies qualitatives dans le domaine des technologies de défense ont été nommées a posteriori stratégies de compensations, ou Offset Strategies. Elles se sont décomposées en trois phases appelées respectivement First, Second, et Third Offset Strategies[3], la troisième étant bien plus récente puisque formalisée en 2014 et tournée essentiellement vers la Chine et la Russie. Ces ensembles ne forment pas nécessairement des touts cohérents, mais illustrent la volonté des Américains de rester à la pointe de la technologie pour s’assurer des avantages stratégiques lors des possibles engagements.

 

La première stratégie de compensation vise dans les années 1950 à miser sur l’arsenal nucléaire, tactique et stratégique face à l’avantage numérique des armes conventionnelles soviétiques. La seconde stratégie des années 1970 se base sur les frappes stratégiques et la furtivité. Sans décrire davantage les circonstances historiques et militaires de ces stratégies, dues aux reconfigurations successives des forces des deux blocs de la Guerre Froide, la supériorité technologique des Etats-Unis s’est faite jour dans la guerre du Golfe en 1991 face à l’armée irakienne. L’opération Tempête du Désert montrera ainsi la portée technologique américaine, capable de frapper l’adversaire de jour comme de nuit.

Dans le rapport de la Rand Corporation qui trace la généalogie de la troisième stratégie de compensation américaine, il est fait état de la redécouverte de la compétition technologique entre grandes puissances après un demi-siècle de domination technologique, des technologies développées dans le domaine de la défense qui érodent l’avantage stratégique américain, à l’image des équipements dits A2/AD pour anti-access/area denial ou déni d’accès et interdiction de zone, mais aussi d’un secteur civil florissant dans le domaine des technologies. Le rapport dit que la stratégie a eu pour effet « d’ouvrir la porte à une nouvelle façon de penser la compétition entre grandes puissances et la relation entre le département de la défense et les industries »[4].  Le cœur de la pensée des Américains est ainsi d’arriver à saisir les opportunités offertes dans le monde civil en matière de technologies et de poursuivre les efforts réalisés en matière d’innovation.

 

L’importance de cette Third Offset Strategy réside moins dans sa courte histoire que dans les potentialités qu’elle recouvre. En tant que première puissance militaire mondiale, cette stratégie déclaratoire[5] des Etats-Unis inspire aussi bien ses alliés, à l’image des membres de l’OTAN et des Européens[6], que ses compétiteurs comme la Chine et la Russie. On peut ainsi voir en partie ce lien avec l’émergence de l’Agence pour l’innovation de défense (AID) en France en 2018 ou lire entre les lignes de la Defense and Security Industrial Strategy[7] du Royaume-Uni qui s’intéresse également au lien entre l’industrie et la défense dans le domaine de la technologie. Des stratégies peuvent aussi se présenter de manière plus générale comme nous le verrons après, comme le plan chinois Made in China 2025 visant à passer du made in China au made by China[8] et qui s’applique aussi bien au secteur civil qu’au secteur militaire.

Dans l’ensemble des cas, il s’agit de comprendre qu’afin de rester à la pointe de la technologie dans les trois mondes de la technologie, l’Etat doit se saisir d’une stratégie, accolée à une politique industrielle de défense, qui va guider la recherche de l’innovation, par des investissements mais aussi par de nouveaux modes d’organisation.

 

b) L’innovation de défense à la DARPA

 

Malgré les évolutions des mondes de la technologie, les Etats gardent une certaine partie de l’innovation de défense dans la continuité de la création d’agences spécialisées. Si les recherches dans les domaines peuvent être confiées à des structures publiques classiques, à l’image de la Direction générale de l’armement (DGA) ou d’organes administratifs, avec les structures dont nous avons parlé, un modèle unique s’impose au sein des Etats-Unis.

 

Si l’on regarde la base de données des dépenses militaires par pays depuis 1949 du Stockholm International Peace Research Institute, on voit que les Etats-Unis sont restés à la première place[9], en étant en 2020 à 778 milliards de dollars, suivis par la Chine avec 252 milliards de dollars[10]. Cette avance a permis aux Etats-Unis d’investir considérablement durant la deuxième moitié du XXe siècle dans les technologies au sein d’organismes étatiques. Parmi ceux-ci, une petite agence d’une centaine de personnes sort du cycle des grands programmes d’armement, au sein d’équipes réduites, sur des temps courts, pour s’intéresser à des domaines qui ne sont pas encore totalement défrichés, selon des mécanismes qui inspirent d’autres Etats pour capter l’innovation de défense.

Ainsi, la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA) est une agence indépendante accolée au Département de la défense américain, fondée en 1958 par la directive 5105.15, un an après le lancement du premier satellite artificiel soviétique Sputnik qui a inauguré la course à l’espace. Au budget annuel actuel de 3,5 milliards de dollars en 2021, l’agence a utilisé au long de sa durée de vie des mécanismes propres lui permettant d’investir le champ de la géolocalisation, des réseaux de réseaux de l’Arpanet à l’Internet ou encore des drones. Le modèle de la DARPA reste unique[11] avec une équipe d’une centaine de personnes, une organisation horizontale, une certaine autonomie et flexibilité, une capacité à prendre des risques importants et donc parfois à échouer, la possibilité d’inclure des profils qu’on ne retrouverait pas nécessairement dans le public et un double objectif d’empêcher les surprises stratégiques et d’en créer.

 

Cette agence au budget annuel imposant pour ce type de recherche et sa capacité à toucher du doigt une grande variété de sujets, parmi lesquels la biologie, les mathématiques, la microélectronique ou des applications militaires plus directes (drones, numérisation de l’espace de bataille) inspire par son succès les Européens. On compte ainsi diverses initiatives étatiques de créer des organismes ou des agences spécialisées dans l’innovation, à l’image de l’AID, qui ne dispose pourtant pas d’un financement aussi important et reste uniforme dans son recrutement à celui de la DGA[12]. Les Européens parlent aussi de leur volonté de créer une « DARPA européenne », matérialisée dans des initiatives sortant du cadre purement défense, comme dans la fondation Joint European Disruptive Initiative (JEDI) fondée en 2018 et visant à mettre en commun un fonds ou d’organiser des défis pour promouvoir une innovation européenne.

 

c) Une nouvelle voie : mêler secteur public et privé

 

Néanmoins, même avec la DARPA et sa force de frappe en matière d’innovation dans le domaine de la défense, il reste un écart grandissant, comme dans le reste du monde, entre les technologies qui émergent du monde privé et celles développées en propre au sein du secteur public, que l’innovation soit civile ou de défense. La réflexion menée au sein de la Third Offset Strategy a ainsi abouti à la promotion d’autres types de technologies, qualifiées par exemple de « critical and emerging » dans un rapport de 2020[13], et même de l’expression Base industrielle de défense nationale ou « National Security Industrial Base » dans la National Defense Review de 2018[14]. Pour rester à la pointe de la technologie, il est donc nécessaire de mêler le secteur public et le secteur privé et c’est bien ce qui a été relevé pour les exemples français et anglais déjà cités.

 

Dans leur vision, les Etats-Unis distinguent deux modèles concurrents : le premier se présente comme une matrice où Etat et industries ont partie liée, ce qui fausse nécessairement la concurrence, à l’image de la Russie et de la Chine. Le second, le leur, vise à s’intéresser à la relation avec les grandes entreprises civiles pour capter l’innovation tout en la protégeant, dans des domaines d’avenir[15]. La confrontation de ces deux modèles est ainsi structurante : quand le projet MAVEN unissant Google au département de la défense américaine subit une déroute face à la volonté des employés de ne pas toucher au domaine militaire, montrant la nécessité de composer avec deux cultures différentes, la question ne se pose pas de la même façon en Chine. Les grandes entreprises du numérique américaines, les GAFAM n’ont ainsi pas autant partie liée avec l’Etat américain que ne peuvent l’avoir les grandes entreprises du numérique chinoises, les BATX, avec l’Etat chinois. C’est sur cette discordance que la lutte technologique se dresse désormais, face à des modes d’acquisition de l’innovation pour la défense bien différents du point de vue américain, européen et français que chinois et russe, ce qui est régulièrement pointé du doigt dans les documents doctrinaux américains.

Face à cette discordance, à l’aide de la Third Offset Strategy, les Etats-Unis ont souhaité revoir durablement les relations entre acteurs publics et privés dans ce domaine : on compte la création de divers organismes, comme la Defense Innovation Unit (DIU) qui travaille avec des acteurs privés pour obtenir en deux ans une solution utilisable par les armées pour des problèmes relevés, avec des mécanismes d’acquisition facilités, complémentaire avec la DARPA pour les projets ne relevant pas entièrement de la défense. Le rapport de la Rand Corporation relève tout de même que le résultat des actions pour lier secteur commercial et secteur public n’est pas encore entièrement satisfaisant[16] : les projets de la DIU ne provoquent pas de ruptures profondes dans la technologie de défense et les effets de la stratégie ne sont pas encore entièrement visibles, à l’exception de la volonté affichée de travailler plus étroitement avec le secteur civil. On compte plusieurs contrats ainsi passés, comme la signature en 2021 d’un contrat de 22 milliards de dollars entre l’armée américaine et Microsoft pour des casques de réalité augmentée[17].

 

II. Obtenir un nouvel avantage

 

Justement, le vrai challenge aujourd’hui réside dans la désignation des technologies-clés dans lesquelles il faut dès à présent investir pour un usage à moyen ou long terme. Outre la stratégie, la DARPA ou le lien entre public et privé, le fait de désigner quelles technologies devront être priorisées devient vital. Même les Etats-Unis ne peuvent plus se permettre de couvrir l’ensemble du spectre technologique. A ce titre, des choix doivent être faits pour d’une part couvrir le besoin de la haute technologie et d’autre part couvrir celui des technologies critiques et émergentes, dans le but de conserver un ou des avantages stratégiques et tactiques pour assurer une supériorité militaire.

 

a) La poursuite de la haute technologie

 

Le plus simple et évident est ainsi de rattraper ce qu’il est nécessaire de rattraper en matière d’équipement militaire de haut niveau, à l’image de la Chine qui rattrape par exemple depuis une dizaine d’années son retard en matière d’équipement naval[18]. Il s’agit alors d’utiliser toutes les armes nécessaires pour arriver à construire une base industrielle susceptible de rivaliser avec le rival identifié. Les moyens utilisés pour ce faire peuvent aller de l’investissement dans une politique industrielle de défense, à l’image de la construction de la BITD française, à l’utilisation de méthodes alternatives pour récupérer des informations industrielles sensibles de la part de compétiteurs plus avancés, avec les technologies de captation de données et autres méthodes illégales. C’est en tous les cas ce qui est pointé du doigt par les Américains sur la Chine, par exemple par le directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI) le 7 juillet 2020 à l’Institut Hudson[19].

Dans ce cas, les coûts d’acquisition des usines et des cerveaux, des machines et des plans, sont très importants et seules des grandes puissances économiques et financières peuvent se permettre d’investir dans ce type de rattrapage. Au départ, l’URSS et les Etats-Unis dominent largement pendant la Guerre Froide ce segment, tandis que des puissances comme la France ou le Royaume-Uni les talonnent en arrivant à se doter d’une base industrielle solide qui répond à leurs objectifs capacitaires.

 

Plutôt que le rattrapage tous azimuts, permis par une économie chinoise florissante[20] et une stratégie visant à faire de la Chine une des premières puissances d’ici 2049, une autre stratégie peut être d’investir dans les domaines de la haute technologie les plus rentables en matière capacitaire, qui permettent si bien utilisés d’éroder la liberté d’action des grandes puissances militaires. Le développement des systèmes de défense anti-aérienne dits A2/AD[21] rentre dans cette catégorie : ces systèmes permettent d’empêcher un quelconque déploiement terrestre, naval ou aérien, pourtant à la base de la doctrine militaire des Etats-Unis d’intervention. Qui plus est, si ces systèmes de défense antiaérienne sont produits et vendus par des « adversaires » désignés, la réponse peut être cinglante. L’achat du système S-400 Triumph de la société russe Almaz-Antei par les Turcs a ainsi été sanctionné sous l’égide du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA), qui sanctionne les pays ayant passé des commandes d’équipement militaire émanant d’adversaires des Etats-Unis. Dans ce cas-là, la Turquie a été sortie du programme F-35[22].

On voit ici que la volonté n’est pas tant de posséder le meilleur équipement avec la meilleure technologie, mais bien d’insérer l’équipement militaire et la technologie au cœur d’une stratégie visant à dénier aux Etats-Unis la liberté d’intervenir. A ce titre, le rapport de la Rand Corporation[23] illustre bien que les principaux domaines dans lesquels investissent la Chine et la Russie sont les systèmes autonomes, les munitions de précisions, les réseaux de bataille et la défense anti-aérienne.

 

La dernière catégorie désigne les hautes technologies qui ne sont pas encore matures et qui sont par exemple investies par la DARPA, que ce soit dans les armes à énergie dirigée ou dans les missiles et planeurs hypersoniques, avec une concurrence entre les grandes puissances, du démonstrateur V-Max français aux initiatives américaines, chinoises ou encore russes. Ces domaines d’excellence technologique forment la matrice des hautes technologies d’armement de demain et sont investies par les Etats qui ont une base industrielle et technologique de défense solide.

 

b) Les voies alternatives

 

Quand un pays comme les Etats-Unis garde une mainmise sur l’ensemble du spectre technologique de la défense et arrive à créer un écosystème intégrant les innovations, il semble difficile pour les autres Etats de rattraper l’ensemble des hautes technologies dont nous venons de parler ou d’arriver à dépasser les Etats-Unis dans ce domaine. Outre l’investissement dans de la technologie rentable d’un point de vue stratégique, à l’image des choix russes et chinois, un ensemble de technologies dites émergentes et critiques se développe en dehors du spectre de la défense et peut de la même façon permettre d’obtenir un nouvel avantage sur les champs de bataille, d’où la prise de conscience américaine au sein de la Third Offset Strategy. Il ne s’agit pas ici de haute technologie de défense, visant à augmenter la portée ou la charge utile d’armes ou de systèmes d’armes, mais bien de technologies qui se diffusent également dans la société et qui, nous l’avons vu, sont insérés dans des écosystèmes différents, de pensée comme d’organisation.

Stratégiquement, on peut au moins faire remonter cette idée d’éroder l’avantage militaire des Etats-Unis par des voies technologiques[24] alternatives à l’ouvrage de deux colonels chinois ayant analysé la puissance militaire américaine à la fin des années 1990, La guerre hors limites[25], prophétisant en partie l’essor des technologies de l’information et de communication et des moyens cybers. A ce titre, les grandes attaques informatiques qui émanent de[26] la Chine, de la Russie (NotPetya en 2017) et même de la Corée du Nord illustrent la diffusion et la maitrise de ces nouvelles technologies, qui ne touchent pas nécessairement au secteur de la défense, mais également à l’économie voire à la société dans son ensemble.

 

Ce danger de ces technologies « nivelantes »[27] est pris au sérieux et l’Etat désigne désormais la maitrise de ces technologies comme nécessaire. Mais face à un secteur économique civil florissant, il n’est pas toujours aisé de désigner clairement quelles sont les technologies-clés à maitriser, qui sont en cours de développement ou de commercialisation et qu’il faut désormais protéger. A ce titre, les Américains ont fait paraitre une stratégie pour désigner l’ensemble de ces technologies et de cette base industrielle à protéger face aux compétiteurs russes et chinois[28].

Désigner les domaines technologies-clés relèvent donc d’une stratégie, qui impose non seulement des financements mais aussi des procédures permettant de capter cette technologie à la main du secteur civil. Ce domaine est important mais aussi politique : les listes américaines ont ainsi changé plusieurs fois[29], au détriment d’une stratégie d’ensemble qui devrait définir les domaines à suivre. Ce travail est rendu complexe par le manque d’horizon : l’ensemble de ces technologies émergentes et critiques a un état de maturité différent et leur mise en œuvre dans la défense n’est pas nécessairement assurée. Parier sur un trop grand nombre de domaines empêche ainsi de se concentrer sur ceux qui iront véritablement au bout et pourront être utilisés pour obtenir un avantage stratégique ou tactiques.

A ce titre, il n’y a pas de véritable définition des technologies émergentes et critiques, mais celles-ci sont globalement réunies dans les domaines suivants[30] :

  • Biotechnologies ;
  • Energie ;
  • Technologies de l’information et de la communication : données, puissance de calcul, quantique ;
  • Intelligence artificielle et autonomie des systèmes (robots)
  • Matériaux et microélectronique ;
  • Technologies spatiales.

 

Même dans leurs désignations, ces technologies n’illustrent pas nécessairement un usage pour la défense, de l’industriel SpaceX créant des lanceurs spatiaux à Google et ses recherches sur l’intelligence artificielle jusqu’à Tesla et ses voitures autonomes. Malgré tout, arriver à récupérer et adapter ces différentes technologies au nom de l’intérêt national, par les mécanismes dont nous avons déjà parlé, ne doit être que la deuxième étape du processus d’acquisition. En effet, la première étape est de désigner ces technologies comme vitales pour la défense de demain, mais surtout arriver à déterminer si ces technologies peuvent s’intégrer à des systèmes d’armes créés souvent selon des logiques différentes.

Par exemple, la logique de la création de réseaux de réseaux s’oppose au départ au besoin d’avoir des systèmes d’information cloisonnés, jusqu’au moment où ceux-ci doivent en réalité apprendre à coexister pour la numérisation du champ de bataille et la communication entre capteurs, systèmes d’armes, hommes, aux niveaux tactique, opérationnel et stratégique, permis en France par le système d’information du combat Scorpion (SICS), réceptionné cette année par la DGA[31].

 

Outre l’adaptation des technologies dans une doctrine d’emploi, la course technologique impose de maintenir un avantage dans des technologies qui ne sont déjà pas encore mures pour l’industrie civile. La politique industrielle des Etats s’attarde donc également sur le plan civil avec des plans comme le Made in China 2025[32] ou Industries of the Future Act of 2020[33] qui sont des stratégies industrielles sur des secteurs de pointe pour anticiper sur la domination des marchés civils, mais aussi sur les potentialités recouvertes par ces technologies sur le plan sécuritaire. Investir dans le quantique permet d’améliorer drastiquement la puissance de calcul, mais a aussi des potentialités sur la cryptographie et donc sur la question des données. Cela implique de soutenir les acteurs-clés, de les accompagner comme nous l’avons vu avec des organismes étatiques et même de s’attacher aux notions de propriété intellectuelle pour éviter une perte de compétence nationale.

Une politique industrielle générale est donc requise pour coiffer la politique industrielle de défense. Pour ce faire, il est nécessaire pour les armées d’avoir une idée claire des capacités à récupérer. Nous avons vu que cela était rendu complexe par les imbrications des secteurs publics et privés, mais aussi par le nombre croissant de technologies dites émergentes. Pour obtenir un nouvel avantage dans le domaine militaire, les Etats doivent donc investir non seulement dans une stratégie, mais inclure celle-ci dans une vision plus générale de la politique industrielle. Ce jeu sur plusieurs niveaux rend l’appréhension du tissu de relations moins évident : aider la recherche des entreprises d’une part, mais aussi aider et protéger la recherche qui servira les objectifs de défense de demain reposent sur un ensemble de données prospectives non entièrement vérifiées. Comme nous allons le voir avec l’exemple français, les Etats ont quand même une idée des grands secteurs d’intérêt, mais sélectionner le bon financement avec le bon secteur est une chose plus complexe encore.

 

c) L’analyse des conflits

 

Que ce soit par la poursuite de la haute technologie ou les voies alternatives passant par l’élaboration d’une politique industrielle générale coiffant les enjeux de défense, cette recherche de l’avantage stratégique et tactique sur le champ de bataille ne fait pas l’économie de l’analyse de la conflictualité contemporaine. Cette vision du terrain est celle qui marque les politiques et les stratégies au plus haut niveau, comme on le voit dans la structure de l’Actualisation Stratégique 2021[34] française, analysant les menaces et les crises afin de pouvoir y répondre. On compte actuellement trois grands spectres de menaces, qui imposent trois types d’efforts technologiques différents.

 

Le premier spectre est celui de la haute intensité[35], qui reste le domaine privilégié de l’action militaire, les Etats devant se préparer à une guerre impliquant plusieurs nations et leurs alliés, utilisant tout l’arsenal des armes conventionnelles, voire non-conventionnelles à leur disposition. Cette « haute intensité » décrite dans les documents stratégiques français impose de réfléchir à des modèles d’armée complets, dotés de l’ensemble des capacités nécessaires. A ce titre, l’analyse des capacités des autres pays et la prospective sur leur évolution sont nécessaires, comme les pratiquent en France la Direction générale de l’armement (DGA) et l’état-major des armées (EMA). C’est dans ce contexte que les grands programmes d’armement sont préparés, par exemple pour le char ou l’avion de combat de demain à travers le Main Ground Combat System (MGCS) et le Système de combat aérien futur (SCAF) pour la France, ou encore les armes hypersoniques.

Dans ce contexte, les démonstrations de force comme les exercices conjoints organisés par l’OTAN ou par la Russie chaque année font étalage des capacités militaires des Etats et sont l’occasion de donner des axes de travail pour saisir la technologie de demain. De même, les conflits armés entre Etats permettent de faire des états des lieux des technologies d’armement. On peut prendre pour exemple les combats dans la région du Haut-Karabagh entre septembre et novembre 2020, où deux armées régulières, celles de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, se sont opposées avec de l’armement conventionnel. Ce conflit a permis entre autres de constater la présence massive de drones armés dans l’espace de bataille[36], et leurs capacités à disloquer des ordres de bataille, poussant ainsi la question de l’usage ou de la neutralisation des drones dans le futur.

 

Le second spectre est celui de la guerre asymétrique, où il s’agit d’affronter non pas des armées régulières mais des groupes armés non étatiques, disposant de capacités technologiques moindres mais qui posent problème aux armées technologiquement supérieures. Les questions de contre-insurrection et le cas des groupes armés terroristes ont été largement étudiés dans la littérature et sont des cas d’étude aujourd’hui pour essayer de comprendre comment des groupes moins bien armés peuvent résister à des armées régulières : outre le contexte[37], il peut s’agir de problèmes politiques comme penser l’après-intervention en Afghanistan avec un pouvoir qui ne peut pas résister sans soutien extérieur à la pression des Talibans[38], des questions liées à la contre-insurrection[39], des stratégies d’action comme frapper à distance ou tenir le terrain, etc.

Dans ces terrains et contextes et face à la dissémination d’armement conventionnel, les technologies d’armement les plus avancées ne peuvent pas être utilisées pour remporter le combat. Les insurgés utilisent ainsi des engins explosifs improvisés capables d’immobiliser une colonne, en réalisant des explosifs artisanaux et en utilisant leur téléphone portable pour les activer à distance, imposant a posteriori aux forces régulières à investir dans la détection d’IED, autrement plus chère. On peut également parler de l’équipement disséminé, à l’image des roquettes et des missiles détenus par le Hezbollah lors du conflit de 2006 avec Israël.

 

Le troisième spectre est celui de la guerre sous le seuil, que certains appellent « guerre hybride »[40], et qui est décrite dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale comme « le développement de stratégies totales ou « intégrales », l’association de capacités militaires et non militaires et la combinaison de postures ambigües (…) permettant d’agir depuis le temps de paix jusqu’au conflit ouvert »[41]. L’exemple privilégié par l’OTAN est le cas ukrainien en 2014, associant entre autres des troupes non identifiées, les « petits hommes verts », avec des attaques cyber. A ce titre, une des données importantes est de considérer que les technologies de l’information et de communication prennent une part croissante dans le domaine militaire, de l’attaque sur la réputation au sabotage des infrastructures et de la diffusion des virus avec un impact de plus en plus marqué sur les opérations militaires, qui utilisent différents systèmes d’information et de communication, d’où également l’importance prise par ce sujet aujourd’hui par les armées.

 

L’analyse de la conflictualité est donc également une donnée largement scrutée pour orienter la politique industrielle de défense dans le but de combler une encoche capacitaire, de continuer le développement de grands programmes d’armement ou d’entrer dans des voies alternatives de recherche et compliquent la structuration d’une stratégie et politique industrielle d’ensemble.

Il faut donc opérer une distinction entre les investissements technologiques servant à des missions asymétriques ou ceux servant à préparer les conflits de haute intensité, occasionnant de nombreux débats en France sur la nature du modèle d’armée souhaité. Le 17 juin 2020, le chef d’état-major de l’armée de Terre français déclarait devant l’Assemblée nationale : « La première conclusion est que nous arrivons peut-être à la fin d’un cycle de la conflictualité qui a duré 20 ans où l’effort de nos armées s’est concentré sur le combat contre le terrorisme militarisé. (…) Il nous faut réapprendre la grammaire de la guerre de haute intensité. »[42]

 

Notes :

[1] Voir notre I.B.a.

[2] Department of Defense, Summary of the 2018 National Defense Strategy of the United States of America, 2018, p.3 : « For decades the United States has enjoyed uncontested or dominant superiority in every operating domain. We could generally deploy our forces when we wanted, assemble them where we wanted, and operate how we wanted. »

[3] GENTILE, Gian, SHURKIN, Michael, EVANS, Alexandra T., GRISE, Michelle, HVZIDA, Mark, JENSEN, Rebecca, A History of the Third Offset, 2014-2018, Rand Corporation, 2021, 84 p.

[4] Ibid, p.5 : « opening the door to a new way of thinking about great-power competition and the relationship between DoD and industry »

[5] A différencier de la stratégie des moyens et de la stratégie opérationnelle selon le différentiel décrit dans COUTAU-BEGARIE, Hervé, Traité de stratégie, Economica, 2011 (1e éd. 1999), 1200 p.

[6] FIOTT, Daniel, « Europe and the Pentagon’s Third Offset Strategy », in The RUSI Journal, 161:1, février-mars 2016, p. 26-31

[7] Secretary of State for Defense, Defence and Security Industrial Strategy (accessible version), mars 2021, en ligne [consulté le 29/06/2021] https://www.gov.uk/government/publications/defence-and-security-industrial-strategy/defence-and-security-industrial-strategy-accessible-version

[8] SEURRE, Xavier, L’intelligence artificielle, un enjeu stratégique pour la puissance chinoise, Asia Focus #132, IRIS, 2020, 23 p.

[9] SIPRI, SIPRI Military Expenditure Database, en ligne [consulté le 22/06/2021] :

https://www.sipri.org/databases/milex

[10] SIPRI, Trends in World Military Expenditure, 2020, avril 2021, 11 p.

[11] Congressionnal Research Service, Defense Advanced Research Projects Agency : Overview and Issues for Congress, mars 2020, 22 p.

[12] Par ailleurs, comme nous le verrons, ses missions sont bien différentes.

[13] Presidency of the United States, National Strategy for Critical and Emerging Technologies, 2020, 12 p.

[14] Departement of Defense, op. cit.

[15] Presidency of the United States, op. cit.

[16] GENTILE, Gian, (…), op. cit.

[17] BBC, op.cit.

[18] IRSEM, « La vertigineuse ascension de la marine chinoise », in Le Collimateur, en ligne [Consulté le 22/06/2021]https://www.irsem.fr/le-collimateur/la-vertigineuse-ascension-de-la-marine-chinoise-17-11-2020.html

[19] WRAY, Christopher, China’s Attempt to Influence U.S. Institutions, en ligne, [Consulté le 30/06/2021]

https://www.fbi.gov/news/speeches/the-threat-posed-by-the-chinese-government-and-the-chinese-communist-party-to-the-economic-and-national-security-of-the-united-states

[20] D’après les données 2019 de la Banque mondiale, le PIB des Etats-Unis et de la Chine équivaut à respectivement 21 000 milliards et 14 000 milliards de dollars : Banque mondiale, PIB ($ US courants), en ligne [Consulté le 30/06/2021], https://donnees.banquemondiale.org/indicator/NY.GDP.MKTP.CD)

[21] Cf. II.a)

[22] Secretary of State, The United States Sanctions Turkey Under CAATSA 231 – Press Statement, en ligne [Consulté le 06/07/2021], https://2017-2021.state.gov/the-united-states-sanctions-turkey-under-caatsa-231/index.html

[23] GENTILE, Gian, (…), op. cit.

[24] Mais pas seulement : le droit, l’information, l’économie sont également des armes.

[25] LIANG, Qiao, XIANGSUI, Wang, La guerre hors limites, Payot et Rivages, 2003, 318 p.

[26] Une des difficultés des attaques informatiques est l’attribution. Utilisant des serveurs localisés dans différents pays, il est complexe de remonter au pays d’où est parti l’attaque. A ce titre, les attributions sont faites par des Etats, à l’aide des services de renseignement. Ces attributions peuvent aussi être politiques, car personne ne peut faire remonter clairement des attaques à un pays commanditaire. Voir CATTARUZZA, Amaël, DANET, Didier, TAILLAT, Stéphane, La cyberdéfense. Politique de l’espace numérique, Armand Colin, 2018, 256 p.

[27] Cf I.B.a)

[28] Presidency of the United States, op. cit.

[29] SCHARRE, Paul, AINIKKI, Riikonen, op. cit. Au passage, la Chine fait également évoluer régulièrement ses listes.

[30] Presidency of the United States, op. cit.

[31] Ministère de la défense, La DGA réceptionne le système d’information du combat Scorpion (SICS), 2021, en ligne [consulté le 06/07/2021] https://www.defense.gouv.fr/dga/actualite/la-dga-receptionne-le-systeme-d-information-du-combat-scorpion-sics

[32] Ministère de l’économie et des finances, Le plan « Made in China » 2025, 2018, en ligne, [Consulté le 06/07/2021], https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2015/06/05/le-plan-made-in-china-2025

[33] Congress, S.3191 – Industries of the Future Act of 2020, novembre 2020, en ligne, [Consulté le 06/07/2021], https://www.congress.gov/bill/116th-congress/senate-bill/3191/text

[34] Ministère des Armées, Actualisation stratégique 2021, 2021, 55 p.

[35] CLEE (colonel), « Le retour de la haute intensité : comment redéfinir le concept et poser le problème de sa préparation ? », in Brennus 4.0, octobre 2019, 5 p.

[36] MANDRAUD, Isabelle, EREVEN, Goris, « Dans le Haut-Karabakh, l’obsédante « guerre des drones » », in Le Monde, octobre 2020, en ligne, [Consulté le 06/07/2021]

https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/28/dans-le-haut-karabach-l-obsedante-guerre-des-drones_6057653_3210.html

[37] Comme la situation économique, ethnique, politique, sécuritaire, … Dans le cas de la structuration des groupes armés terroristes, on peut se référer à CHALIAND, G., BLIN, A. (dir.), Histoire du terrorisme. De l’Antiquité à Daesh, Pluriel, 2016, 836 p.

[38] Et qui n’a finalement pas tenu : le départ des troupes américaines et l’offensive des Talibans ont abouti le 15 août 2021 à la chute de Kaboul. Depuis, la situation sur place reste chaotique, entre la prise de pouvoir des Talibans et les évacuations organisées par les Etats-Unis et ses alliés.

[39] D’où la redécouverte en Afghanistan et en Irak des écrits du français David Galula dans les années 60, notamment dans Counterinsurgency Warfare : Theory and Practice.

[40] L’appellation est contestée, comme nous le rappelons dans SORASSO-BLUEM, Marin, « La guerre hybride : mirage conceptuel ou réalité de la conflictualité du XXIe siècle ? », in Unsighted, 2018, en ligne, [Consulté le 06/07/2021], https://unsighted.co/enjeux/la-guerre-hybride-mirage-conceptuel-ou-realite-de-la-conflictualite-du-xxi-siecle/

[41] Ministère des Armées, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2017, p.47

[42] Commission de la défense nationale et des forces armées, Audition, à huis clos, du général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre, portant sur la nouvelle vision stratégique de l’armée de Terre, 17 juin 2020

 

Politique industrielle de défense et technologies émergentes :

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