Les trois mondes de la technologie (2/4) – Politique industrielle de défense et technologies émergentes

(Cette série d’articles est reprise de mon mémoire de fin d’études intitulé La politique industrielle de défense face aux technologies émergentes, et soutenu en 2021 à Panthéon-Assas, sous la direction de M. Renaud Bellais.)

 

La technologie n’est pas simplement une brique, qui serait un ensemble technique solide et compact. Elle est aussi un processus, qui met en relation des groupes sociaux dans différents contextes et c’est par ce biais que nous pouvons observer dans le détail les différences paradigmatiques entre trois mondes de la technologie.

 

I.Définir la technologie et l’innovation

 

On utilise aujourd’hui les mots technologie et innovation à de nombreuses reprises sans définir concrètement les organisations et le travail afférent. A ce titre, il s’agit avant toute chose de définir la technologie comme un ensemble socio-technique, de différencier l’innovation de l’invention et de comprendre comment se structure une politique industrielle

 

a) Technologie

 

On peut définir la technologie comme un ensemble qui comprend des artefacts et des systèmes techniques mais aussi la connaissance de ceux-ci, que ce soit dans leur conception ou leur utilisation, et l’ensemble des pratiques et des usages associés. Cet ensemble, si l’on souhaite le diviser entre différents mondes, ne prend sens qu’en considérant un des courants anglo-saxons d’étude des sciences et technologies : le constructivisme social de la technologie ou social construction of technology (SCOT), dont l’un des auteurs éminents est Wiebe J. Bijker[1]. Le postulat principal de ce courant est de sortir du déterminisme technologique où la technologie et ses artefacts ou machines associées se développent de manière autonome, dans une direction qui est celle du progrès. Bien au contraire, la société dans son ensemble a une culture technologique spécifique, qui donne sens aux activités humaines et aux usages de la technologie qui y sont faits. A ce titre, cet agrégat de systèmes technologiques n’est pas un donné, mais un construit : la technologie est produite au sein de cette société, pour remplir des objectifs donnés, au sein d’une combinaison de facteurs techniques, sociaux, organisationnels, économiques et même politiques, amenant jusqu’au développement industriel de la technologie.

Appliqué à la technologie militaire, on peut prendre l’exemple du missile. Les premiers projectiles propulsés, les roquettes, existent depuis le Xe siècle en Chine, avant d’être plus majoritairement utilisés comme arme à l’époque moderne. Les écrits de science-fiction vont ensuite populariser l’idée d’utiliser ces fusées pour voyager dans l’espace au début du XXe siècle, avant que la guerre et le cadre particulier n’en fassent plutôt une arme pour projeter des grenades sur une grande distance avec le rocket-propelled grenade (RPG). L’idée de guider ensuite la roquette pour attaquer de plus loin avec précision implique l’idée de guider le missile, missile qui peut même aller dans l’espace pour redescendre afin d’obéir aux lois de la balistique. Cette nouveauté de la Seconde Guerre mondiale a aujourd’hui pris racine : le missile est une arme instituée, représentative d’un arsenal militaire avancé, acceptée dans son fonctionnement et son utilisation, et son amélioration concerne aujourd’hui son hyper-vélocité face à un écosystème neuf, composé d’armes de déni d’accès et d’interdiction de zones. Dans l’ensemble des cas cités, le développement technologique du missile n’a pas simplement été de partir de rien, mais de servir des volontés opérationnelles, de répondre à des systèmes d’arme concurrents.

En prenant comme base cet écosystème technologique, on comprend grâce au SCOT qu’une technologie est aussi bien socialement (au sens large) que techniquement construite.

 

En considérant cet état social comme technique, il est aujourd’hui admis d’évaluer internationalement une technologie en fonction de son niveau de maturité, traduit par Technology Readiness Level, et qui comprend neuf niveaux d’étude, de l’aspect conceptuel tiré de connaissances émanant de la recherche scientifique fondamentale jusqu’au résultat opérationnel de cette technologie, testé et mis en service. Classer la technologie dans ces différentes étapes et suivre une méthode basée sur la définition conceptuelle, le prototypage et les différentes batteries de test, n’est pas inné : c’est la résultante des méthodes américaines après la Seconde Guerre mondiale pour arriver davantage à prévoir une base de coûts afin d’anticiper sur l’intégration de cette technologie à d’autres ensembles et à financer l’ensemble des coûts de R&D. L’échelle TRL obéit aux logiques administratives américaines, mais permet d’affiner la définition en montrant le lien étroit entre technologie et recherche appliquée. Néanmoins, cette échelle d’évaluation, si elle s’adapte aux grands programmes, notamment étatiques comme les opérations d’armement en France, n’est pas forcément utilisée de cette façon dans le monde civil sur les technologies de rupture ou émergentes, comme nous le verrons.

 

Enfin, la technologie peut être circonscrite : elle peut n’être développée que pour un usage propre, comme les technologies militaires les plus sensibles, et est alors destinée à être développée en silo, sans lien avec l’extérieur, ou bien au contraire être développée en coopération, limitée à une poignée d’acteurs différents, ou bien même être entièrement accessible, que ce soit dans sa fabrication, comme la mise à disposition des codes sources d’un logiciel, ou dans son usage, comme le téléphone portable. Chaque façon de développer ces types de technologie inclut la question de la propriété intellectuelle et industrielle, qui dépend du monde technologique dans lequel la technologie est développée.

 

b) Innovation et invention

 

Nous avons vu que la technologie est assimilée à un produit ou à un processus, à la confluence de la recherche fondamentale et appliquée, qu’elle se développe dans un cadre social et sociétal, et qu’elle peut être circonscrite comme jugée sur des critères de maturité dans son processus de développement. Lorsqu’on parle de nouvelle technologie, donc d’un nouveau produit ou procédé, on peut ainsi se placer au point de vue de l’invention et de l’innovation, à différents stades, que ce soit du concept neuf au résultat nouvellement produit.

La conception de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est matérialisée dans le Manuel d’Oslo, régulièrement mis à jour[2]. L’invention est décrite comme la nouveauté, mais le concept d’innovation est plus structurant. L’innovation caractérise l’implémentation d’un produit ou d’un procédé neuf qui diffère significativement des produits ou procédés existants. Pour reprendre la théorie de Schumpeter, cette « destruction créatrice » est une composante de la croissance économique, un processus constant de création, de destruction et de restructuration.

Dans le domaine de l’armement, on pourrait parler de l’innovation du guidage des munitions : développé en creux durant la Seconde Guerre mondiale avec les fusées V1 et V2, le guidage des munitions est aujourd’hui essentiel dans les arsenaux militaires, par les missiles, les bombes guidées, et tout ce qui s’en suit en matière de technologie (autodirecteur, propulsion). A contrario, développer aujourd’hui un missile de meilleure portée ou à meilleure vitesse ne caractérise pas une innovation mais une invention : par contre, l’hypervélocité du missile, si elle arrive à terme, sera une innovation qui rendra tout ou partie des missiles moins véloces plus obsolète, d’où l’investissement dans ce domaine à ce jour.

 

Au vu de l’importance de l’innovation dans les appareils productifs, il existe tout un arsenal de protection de celle-ci : la question de la propriété industrielle et des brevets, à durée limitée dans le temps et coûtant de l’argent, mais protégeant des risques de contrefaçon est primordiale. Le principal problème rencontré par le brevet dans un domaine comme la défense est son aspect public : une autre manière de protéger l’innovation est ainsi de la conserver dans le secret, au risque d’avoir des ingérences de la part d’autres Etats. La totalité des pays a donc des procédures et des administrations spécialisées pour conserver les secrets industriels. En France, c’est notamment la Direction du renseignement et de sécurité de la défense (DRSD) qui joue un rôle central auprès des acteurs privés de la défense.

 

c) Politique industrielle

 

La politique industrielle n’a pas de définition unanimement reconnue[3], mais peut être décrite comme une politique de soutien émanant des pouvoirs publics vers les industries afin d’améliorer leur compétitivité[4]. Elle peut être verticale et directe avec des subventions ou la détention de parts de l’entreprise, ou horizontale et indirecte, en s’occupant de l’environnement des entreprises, par exemple stimuler la R&D par des crédits d’impôts spécifiques. Des définitions plus précises lié à un modèle centralisateur font état du besoin de promouvoir certains secteurs, sélectionnés par les décideurs publics, et qui méritent des interventions publiques pour des raisons d’indépendance nationale, d’autonomie technologique, ou encore de faillite de l’initiative privée[5], trois raisons qu’on retrouve particulièrement dans la politique industrielle de défense, tournée vers la base industrielle et technologique de défense (BITD).

Au niveau européen, ces « aides d’Etat » sont décrites dans l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et sont autorisées au cas par cas, en fonction de critères cumulatifs, à partir du moment où elles ne faussent pas la concurrence. Le dernier rapport de France Stratégie de 2020[6] précise à ce titre que la France assume sa politique industrielle, malgré son aspect controversé, et souligne le retour de celle-ci à travers le monde et le fait que la plupart des pays assume désormais ce type de politique.

 

L’organisation de la BITD a reposé, en France comme ailleurs, sur la présence des pouvoirs publics à différents niveaux, en considérant que la défense est un bien particulier et que l’autonomie stratégique et la souveraineté repose notamment sur des équipements souverains, des technologies de pointe et le maintien de compétences et de savoir-faire nationaux : il faut ainsi notamment stimuler l’innovation afin de s’assurer d’une maitrise des technologies-clés pour s’assurer d’une maitrise pleine et entière des capacités nécessaires aux armées pour opérer. La direction générale de l’armement (DGA) est à ce titre l’instance privilégiée pour s’assurer d’équiper les forces armées, de promouvoir les exportations d’armement, mais surtout pour notre sujet de préparer l’avenir[7]. Tout comme les grands producteurs d’armement, les programmes d’armement sont assurés par l’Etat, en partenariat avec des industriels, afin de proposer des solutions pour les forces armées. Les exportations d’armement servent à permettre aux industriels d’avoir une assise financière suffisante pour durer et conserver ses savoir-faire.

 

II. Les trois mondes de la technologie

 

La politique industrielle de défense est donc la clé de voûte pour comprendre les inventions et innovations dans le domaine de l’armement. Pourtant, comme nous l’avons vu dans la définition de technologie, celle-ci ne se développe pas en silo, elle se développe dans un ensemble socio-technique. Dans l’histoire de la technologie de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, on peut ainsi parler de trois mondes de la technologie : celui créé et maitrisé au sein de l’Etat, celui qui peut déborder ou émaner de la sphère civile via les retombées industrielles et les approches duales, ou bien celui qui s’affranchit totalement de l’Etat en étant développé par des acteurs privés, mais qui est décrit comme « émergent » par les pouvoirs publics et qui a donc un besoin d’une politique structurée et spécifique d’acquisition. En prenant une approche holistique, on se rend compte que l’innovation dans le domaine de la défense dépend désormais de plusieurs mondes, nécessitant dès lors pour l’Etat d’avoir différentes approches pour appliquer une politique industrielle de défense efficace.

 

a) La place de la défense

         

La défense a été un moteur technologique essentiel dans la deuxième moitié du XXe siècle pour les Etats. Les liens entre la défense et la recherche se sont affermis durant la Seconde Guerre mondiale et sont même devenus durables au sortir de la guerre avec la structuration d’une « économie permanente d’armement »[8], associant dépense publique, recherche, commerce et production. Les innovations de cette période sont largement documentées : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on retrouve l’arme atomique issue du projet Manhattan américain, les missiles issus de la recherche allemande ou encore les radars britanniques, puis l’informatique qui se structure avec les transistors et langages de programmation, l’Arpanet qui place les bases de l’Internet, les lanceurs spatiaux qui deviennent un enjeu technologique majeur à compter de la fin des années 50, etc.

Ce monde technologique, financé par les Etats, est issu d’une nouvelle façon de considérer la guerre : les conflits ne se gagnent qu’avec des technologies d’armement supérieures techniquement, fournissant des capacités supérieures à celles des adversaires, d’où le besoin d’investissement de l’Etat dans ce domaine en période de Guerre Froide, notamment en matière de R&D. Cette pensée structurante a pu expliquer en partie cet effort de recherche technologique et la structuration des politiques industrielles quant à la défense. En 1960, le Département de la défense américain assure ainsi la moitié de la R&D nationale américaine[9], cet effort de R&D étatique étant passé de 0,8% du budget fédéral en 1940 à 10% en 1960[10]. Les inventions et innovations issues de ces efforts ont eu par la suite des retombées ou spillovers, rejoignant la question de la dualité qui sera traitée plus bas.

 

L’organisation de cette R&D de défense n’a pas fondamentalement évolué dans son organisation. Elle passe par un ensemble de dispositifs de financement que nous avons vu dans la sous-partie consacrée à la politique industrielle, par l’établissement de centres de recherche publique comme l’Office National d’Etudes et de Recherches Aérospatiales (ONERA) français, ou encore la National Aeronautics and Space Administration (NASA) américaine. Son processus d’élaboration passe en France par les opérations d’armement, pilotées par la DGA, par le biais d’études amont et de contrats de développement passés avec les industriels, en boucle avec les armées qui sont les utilisateurs finaux. La mission de DGA de préparer les systèmes futurs rejoint également celle de soutenir les exportations d’armement : celles-ci ne sont possibles que si les armées françaises font déjà le choix du matériel[11]. La technologie de défense a donc trois objectifs principaux : avoir les capacités essentielles conformes aux besoins des armées, maintenir une BITD capable de répondre à ces besoins de développement et de production, et enfin assurer une base d’exportation, tournée vers l’Europe[12].

Dans cette boucle d’organisation, les performances techniques restent un des critères primordiaux : « the military is willing to spend a lot to achieve marginal improvements »[13]. L’accent est mis sur des paramètres opérationnels précis : l’avion de combat doit aller vite, l’avion commercial doit lui ne pas consommer trop d’énergie. Plus les technologies utilisées par le monde de la défense sont spécialisées sur des améliorations à la marge, moins elles ont de potentiel pour être duales.

 

Aujourd’hui, la question de la R&D de défense se lie à la loi d’Augustine : Norman R. Augustine dans un ouvrage de 1982 indique ainsi qu’au vu des méthodes du Pentagone quant à l’acquisition de matériels et l’augmentation des coûts, l’entièreté du budget de défense pourrait passer vers 2050 dans la fourniture d’un seul avion de combat. Ces questions sont encore d’actualité[14] et les coopérations en matière d’armement entre plusieurs pays commencent à s’imposer (Tempest britannique, SCAF et MGCS franco-allemand) : si l’indépendance technologique a été le moteur de la recherche de défense française, on n’hésite plus à parler de dépendance « mutuelle et consentie »[15]. Face aux guerres asymétriques où des insurgés armés d’armes légères et de petit calibre peuvent résister à des armées technologiquement supérieures grâce à ce qu’on appelle des « technologies nivelantes »[16], la question du coût des technologies se pose d’autant plus.

Plus proche, et comme nous le verrons, certains Etats ont la maitrise de la haute technologie de défense sur tout le spectre, leur permettant d’améliorer à la marge mais aussi de développer d’autres voies, à l’image des Etats-Unis, tandis que d’autres Etats investissent dans le rattrapage technologique et les technologies émergentes, comme la Chine. Un besoin se fait en tous les cas de plus en plus jour au sein des Etats face aux questions d’innovation, aux technologies dites duales voire émergentes, et les Etats commencent à élaborer de nouvelles structures pour accroitre ce potentiel d’innovation, à l’image de la création de l’Agence pour l’innovation de défense (AID) en France, loin de l’assise qu’a déjà la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA)[17] américaine créée en 1958. La R&D de défense, sans s’essouffler, semble ainsi en partie victime de son mode d’organisation : le développement en silo, les besoins opérationnels contre les besoins économiques, les liens limités avec le monde civil en matière de confidentialité et même d’usage des technologies grèvent aujourd’hui son développement. Les armées étudient par exemple l’hypervélocité des missiles, une technologie qui ne devrait pas avoir d’usage civil potentiel, ce qui implique donc des coûts non négligeables. Malgré tout, des liens existent, issus de l’histoire du développement des technologies et de la question de la dualité.

 

b) La dualité

 

Il faut relativiser la question du développement technologique en silo. Historiquement, des liens étroits se sont tracés entre monde civil et monde de la défense en matière technologique. Initialement, les technologies sont développées pour assurer des capacités militaires, dans un milieu étatisé, par des soutiens forts de l’Etat auprès de champions nationaux de plus en plus clairement identifiés avec les grandes périodes de concentration, par exemple en Europe dans les années 90[18]. La question des retombées est décrite d’abord comme l’utilisation de technologies développées pour un usage militaire pouvant servir à un usage civil. Il est important de préciser qu’une technologie n’est pas par nature militaire ou civile, mais dépend du contexte social dans laquelle elle est développée[19], comme nous l’avons développé plus haut. On pense aux progrès de l’informatique et de l’électronique (GPS, microprocesseur, internet, …). Il y a en effet un coût d’opportunité à employer une technologie dont la recherche initiale a déjà été engagée et ce potentiel a déjà été étudié[20].

 

Par une sorte de renversement, l’aspect dual semble aujourd’hui aller dans l’autre sens : les efforts de R&D des grands groupes industriels et commerciaux ont ainsi largement dépassé les efforts de la R&D de défense : on évalue pour l’exemple américain un investissement de la R&D de défense équivalent à 32% de la R&D mondiale en 1960, passé en 2018 à 3,7 %[21]. On pense par exemple à l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication et de la transformation numérique, où on observe un certain retard d’adaptation du monde de la défense comparativement au monde civil où les grandes entreprises civiles du domaine, Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (GAFAM) et leurs équivalentes chinoises Baidu, Alibaban, Tencent et Xiaomi (BATX), ont les moyens de financer une puissante R&D dans le domaine des télécommunications ou même de la réalité virtuelle. En 2021, le ministère de la défense américain passe commande à Microsoft pour la fourniture de casques de réalité augmentée à usage militaire[22].

Plus problématiques, ces technologies dites duales, accessibles dans le monde civil comme dans le monde militaire, participent au nivellement des capacités militaires du haut du spectre des Etats : elles permettent à de nouveaux acteurs d’obtenir des moyens avancés, « naguère possédés par les seuls Etats (cryptographie, navigation GPS, moyens de télécommunication et de brouillage) »[23]. Obtenir une capacité issue d’une technologie dite duale rend d’autant plus prégnant le besoin des améliorations marginales pour obtenir un avantage opérationnel, ce qui est d’autant plus coûteux face à des combattants asymétriques de mieux en mieux dotés.

 

c) Les technologies dites émergentes

 

 Cette question des deux mondes de la technologie et de leurs interactions forme la matrice de ce que les Etats appellent aujourd’hui les technologies émergentes, une sorte de troisième monde à la croisée des chemins. Si la définition varie en fonction des années et des pays, on peut définir une technologie émergente comme une technologie en cours de développement, qui a pour potentialité reconnue par les Etats de fournir un avantage capacitaire au fur et à mesure que la technologie gagne en maturité. La stratégie nationale en la matière la plus récente date de décembre 2020, parle de technologies critiques et émergentes et en liste ainsi vingt.[24] En 2017, la France parlait du besoin de « prendre en compte les technologies transverses émergentes (intelligence artificielle, robotique, connectivité, matériaux…) et futures »[25].

Contrairement aux technologies duales, les technologies émergentes n’ont pas encore d’effets capacitaires opérationnels pleinement identifiés. Cette question devient ainsi à la fois une question de coût d’acquisition, pour obtenir une technologie développée dans le monde civil, mais aussi d’anticipation : comment en effet déterminer dans quel champ de recherche investir en vue d’éviter un déclassement capacitaire ? Ce rapport à l’émergence et à la criticité de ces technologies est un rapport instrumental : les Etats restent dans une logique d’acquisition au service des forces armées. Le problème réside dans les choix à prendre, dans les opportunités à saisir et dans les moyens à attribuer dans un futur incertain : il y a ainsi besoin d’une stratégie.

 

Notes :

[1] BIJKER, Wiebe E., « How is technology made? – That is the question! », in Cambridge Journal of Economics, 34, 2010, p.63-76

[2] OECD/Eurostat, Oslo Manual 2018 :Guidelines for collecting, reporting and using data on innovation, 2018, 4e éd., 254 p.

[3] France Stratégie, Les politiques industrielles en France. Evolutions et comparaisons internationales, 2020, 587 p.

[4] BUIGUES, Pierre-André. « La politique industrielle en Europe », in Reflets et perspectives de la vie économique, vol. tome li, no. 1, 2012, p. 67-76

[5] BUIGUES, op. cit.

[6] France Stratégie, op. cit.

[7] Ministère des Armées, Présentation de la direction générale de l’armement, [Consulté le 07/04/2021] https://www.defense.gouv.fr/dga/la-dga2/missions/presentation-de-la-direction-generale-de-l-armement

[8] BELLAIS, Renaud, « Chapitre X. Une économie permanente d’armement », in Gautier, Louis (dir.), Mondes en Guerre. Tome IV. Guerre sans frontières. 1945 à nos jours, Passés Composés, 2021, p. 559-614

[9] SCHARRE, Paul, AINIKKI, Riikonen, Defense Technology Strategy, Center for a New American Security, 2020, p.6

[10] BELLAIS, op. cit.

[11] Le matériel combat-proven, qui a connu le feu et est donc légitime à acheter.

[12] Ministère des Armées, op. cit.

[13] « Les militaires sont prêt à dépenser beaucoup pour obtenir des améliorations marginales », p.855, dans : COWAN, Robin, FORAY, Dominique, « Quandaries in the economics ou dual technologies and spillovers from military to civilIan research and development », in Research Policy, n°24, 1995, p. 851-868

[14] WALLAERT, Damien (Colonel), « La loi d’Augustine est-elle une fatlité pour les armées françaises à 10 ans », in Revue Défense Nationale : Penser demain, 2017, p.207-220

[15] Ministère des Armées, Actualisation stratégique 2021, 2021, p.37

[16] WALLAERT, Damien (Colonel), op. cit.

[17] Qui a par ailleurs des missions bien différentes de celles de l’AID.

[18] MOURA, Sylvain, « La concentration des marchés d’armement », in Le bulletin de l’Observatoire économique de la défense, 2013, 4 p.

[19] COWAN, Robin, FORAY, Dominique, op. cit.

[20] Ibid.

[21] SCHARRE, Paul, AINIKKI, Riikonen, op. cit.

[22] BBC, Microsoft to sell augmented reality goggles to army, 1 avril 2021, consulté le 19/04/2021, https://www.bbc.com/news/business-56598882

[23] Ministère des Armées, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2017, p.34

[24] Presidency of the United States, National Strategy for Critical and Emerging technologies, 2020, 11 p.

[25] Ministère des Armées, op. cit.

 

Politique industrielle de défense et technologies émergentes :

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