Introduction (1/4) – Politique industrielle de défense et technologies émergentes

(Cette série d’articles est reprise de mon mémoire de fin d’études intitulé La politique industrielle de défense face aux technologies émergentes, et soutenu en 2021 à Panthéon-Assas, sous la direction de M. Renaud Bellais.)

 

Pilote professionnel, Franky Zapata invente le flyboard en 2011, destiné à être utilisé couplé avec une motomarine. En 2016, il commence le développement d’une version autonome, qui réalise deux essais remarqués en participant au 14 juillet 2019 pour témoigner de l’esprit créatif français et en traversant la Manche. Déjà mis sur le marché, le flyboard intéresse également des clients étatiques, parmi lesquels les Américains. Franky Zapata et sa société sont alors subventionnés par la France pour améliorer ce produit, pendant que la Direction générale de l’armement (DGA) étudie son usage parmi les forces militaires. Ce processus d’acquisition de l’innovation par l’Etat français témoigne de la transformation du paysage technologique : au départ domaine réservé des armées, l’innovation s’est déplacée à l’extérieur de la R&D militaire, poussant l’Etat à devoir développer une nouvelle stratégie d’acquisition pour attirer et employer l’innovation au service des armées et de leur supériorité opérationnelle, et maitriser de nouvelles technologies : la création de l’Agence pour l’innovation de défense en 2018 y participe pleinement. Mais suffit-elle, avec les autres dispositifs étatiques, à couvrir l’ensemble des besoins dans un espace technologique en mutation permanente ?

 

La technologie désigne l’ensemble des connaissances, matérialisées par des compétences et des méthodes, orientées vers une production. Elle est issue de la recherche scientifique, et plus particulièrement de la recherche appliquée, qui utilise des travaux théoriques issus de la recherche fondamentale pour acquérir des connaissances orientées vers des produits ou des processus.  Le terme technologie prend différentes acceptions en fonction du contexte : dans la liste des matériels de guerre, elle est décrite comme « l’ensemble des connaissances spécifiques requises pour le développement, la production ou l’exploitation, l’installation, l’entretien (vérification), la réparation, la révision ou la rénovation d’un produit »[1], ces produits désignant de la munition à la plateforme de tir. Elle se transmet par de la donnée, sous la forme de la documentation technique, ou par un procédé, qui prendra la forme d’une assistance technique. La technologie peut être mesurée en fonction de sa maturité dans le système de mesure développé par les Américains de Technology Readiness Level (TRL), allant d’un ensemble de principes de base issus de la recherche fondamentale (TRL1) à une application concrète, ayant passé une batterie de tests et étant rendue opérationnelle et fabricable (TRL9). Cet état de l’art technologique, qu’on peut appeler brique technologique, orienté vers un produit ou un procédé, évolue au gré des inventions et de l’innovation.

Si l’invention désigne un nouveau procédé ou produit, c’est bien l’innovation qui permet d’en tirer toutes ses conséquences opérationnelles. L’innovation est ainsi décrite dans le Manuel d’Oslo[2] comme l’ensemble des activités qui permettent l’implémentation d’un nouveau produit ou procédé ayant des caractéristiques propres par rapport aux produits ou procédés existants. Elle va de l’introduction d’un bien nouveau qui améliore sensiblement des caractéristiques fonctionnelles à une évolution des méthodes industrielles, commerciales ou organisationnelles. Tout comme les technologies, on peut évaluer la portée des innovations, pouvant être aussi bien incrémentales, avec une évolution à la marge des caractéristiques fonctionnelles d’un produit ou procédé, que « disruptives », c’est-à-dire qui entraine une rupture par rapport à ce qui se faisait avant.

 

Les questions de la technologie et de l’innovation prennent un sens politique quand elles relèvent de la défense nationale. La défense est une politique ayant « pour objet d’assurer l’intégrité du territoire et la protection de la population contre les agressions armées » [3]. La France a développé au moins depuis le Général de Gaulle des thèses sur le besoin d’une défense souveraine et indépendante des autres nations, ce qui est « une garantie essentielle et sans précédent de sa sécurité propre »[4]. C’est dans cette optique qu’un certain nombre d’organismes ont été créés à la suite de la Seconde Guerre mondiale, dont le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en 1945 et la Délégation ministérielle pour l’armement en 1961 : ces organismes ont eu notamment pour mission de développer des technologies pour la défense, que ce soient pour la dissuasion nucléaire ou l’équipement des forces armées afin d’assurer les missions dévolues à la politique de défense. La maitrise des technologies et de l’innovation dans le domaine de la défense est donc facteur de la souveraineté.

A ce titre, la gestion des technologies et de l’innovation par le pouvoir politique à destination de la défense nationale est un enjeu essentiel pour les Etats et a fortiori pour la France. Ces technologies doivent servir pour les enjeux opérationnels d’aujourd’hui, mais aussi de demain, ce qui inclut la question du volet Recherche et Développement (R&D) au niveau de l’Etat et des champions nationaux. Cela implique la mise en place d’une politique industrielle et technologique cohérente, portée par des programmes de maturation technologique et des capacités financières suffisantes. Cette stratégie des moyens doit permettre de conserver une supériorité technique dans des domaines considérés comme clés et de construire les capacités de demain.

 

On aboutit alors à une première difficulté : comment discriminer les technologies et l’innovation, qui ne sont pas par nature militaire, qui serviront à des usages militaires, civils, ou duaux ? Trois mondes de la technologie se font face :

  • un monde technologique caractérisé par des études amont et des programmes d’armement, développés au sein de l’Etat et de la défense, en partenariat avec les champions industriels, avec des technologies de souveraineté et un haut de degré de maitrise en fonction des enjeux opérationnels ;
  • un monde technologique civil, qui interagit avec la défense dans le sens de la dualité, qui a au fil du temps changé de sens comme nous le verrons et selon des relations qu’il s’agit de définir précisément ;
  • un monde technologique civil décrit comme « émergent », caractérisé ces dernières années par un haut niveau technologique et une rapidité de développement sans égal, avec le risque pour les Etats de passer à côté d’innovations de rupture.

 

Ces trois mondes mettent en relation différents types d’acteurs, avec des délais, coûts et performances de degré variable. Si l’on prend le point de vue de l’Etat, sa politique industrielle et technologique doit désormais passer par une interaction accrue avec le monde civil, toujours dans l’optique de conserver un ensemble de capacités, voire de se préparer à des innovations de rupture futures.

 

Comment dès lors faire en sorte pour l’Etat, dans le contexte de la montée des technologies dites émergentes et face aux trois mondes de la technologie, d’acquérir des technologies et de mettre en œuvre des innovations qui auront des impacts directs sur la défense nationale en terme de capacités ? Comment mettre en relation un monde administratif et un monde civil aux règles et populations différentes ? Cet ensemble de relations, redéfinies en permanence, entre dans la compétition stratégique des Etats. Cette compétition se matérialise par le besoin de protection du patrimoine industriel et technologique national[5], applicable pour les technologies développées au sein de la défense, mais plus difficiles à mettre en œuvre lorsque des échanges sont faits avec des acteurs d’ordre différent, occasionnant de nouvelles problématiques qu’il s’agit de résoudre, face à des approches géographiquement déterminées : Etats-Unis, Chine, Europe, France. Le jeu d’échelles joue dès lors un rôle important.

 

Afin de comprendre comment ces problématiques se structurent, nous verrons dans un premier temps le paysage technologique. Il s’agira de définir ce qu’on peut entendre par technologie, entendu comme rapport autant sociétal que scientifique, et ses processus d’évaluation et de protection, afin de saisir la différence entre invention et innovation, pour définir précisément ce qu’est la politique industrielle et en quoi elle est d’une grande importance pour la défense. La présentation des trois mondes de la technologie, avec leurs approches, structures et histoires particulières, permettra de saisir l’enjeu du sujet, à savoir de comprendre pourquoi il est important pour un Etat d’avoir une stratégie d’acquisition qui se porte sur les différents pans.

Dans un second temps, après avoir défini ces problématiques essentielles, il s’agira de voir les approches différenciées des principaux acteurs internationaux de leur stratégie d’acquisition de la technologie, pour donner des premières pistes de réponse.

Cette analyse sera ainsi effectuée dans un troisième temps afin d’élaborer un certain nombre d’orientations possibles pour la France et l’Europe dans cette nouvelle donne technologique.

 

Notes :

[1] Journal officiel de la République française, Arrêté du 27 juin 2012 relatif à la liste des matériels de guerre et matériels assimilés soumis à une autorisation préalable d’exportation et des produits liés à la défense soumis à une autorisation préalable de transfert, n°151, 2012. On peut également se reporter à l’article R2335-9 du Code de la défense, alinéa 1, qui évoque les « informations de nature à permettre ou à faciliter la fabrication ou la reproduction de ces matériels [de guerre et assimilés] ou à en compromettre l’efficacité ».

[2] OECD/Eurostat, Oslo Manual 2018 : Guidelines for collecting, reporting and using data on innovation, 2018, 4e éd., 254 p.

[3] Code de la défense, article L1111-1.

[4] INA, Conférence de presse du 28 octobre 1966, consulté le 20/01/2021

https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00261/conference-de-presse-du-28-octobre-1966.html

[5] On parle en France de la protection du potentiel scientifique et technique (PPST).

 

Point Défense :

  • Politique industrielle de défense et technologie émergente : introduction

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