Royaumes et cités-états protodynastiques – Mésopotamie antique #3

L’époque des dynasties archaïques ou protodynastique s’étend de -2900 à -2330, et illustre la hausse de l’urbanisation, la diffusion de l’écriture, ainsi que l’établissement de petits royaumes et de cités-états dans l’espace mésopotamien. Si la concentration urbaine et le repli sur soi caractérisent DAI et DAII, c’est à partir de DAIII (-2600) que Sumer cesse son isolement. Dans le pays de Sumer, une quinzaine de cités-états se développent, mais ce processus est aussi sourcé en Mésopotamie centrale avec Kish et l’essor des proto-akkadiens, ainsi qu’en Syrie et en Mésopotamie du nord avec les royaumes d’Ebla, de Mari et de Nagar.

 


Une carte assez simple présentant une poignée de cités-états à l’époque de notre épisode, avec peut-être quelques anachronismes.

 

I. Le pays de Sumer

 

a) Culture, religion et guerre

 

Sumer est une appellation akkadienne pour traduire le nom de l’espace géographique au sud des deux fleuves, que les Sumériens appellent dans leur langue kiengi. La dénomination de cet espace semble illustrer la convergence entre des locuteurs d’une même langue,  porteurs d’une même culture et de mêmes croyances, et partageant une vision politique identique, qui se définit durant la période entre coopérations et rivalités. En effet, la quinzaine de cités-états du pays de Sumer ont ainsi pu se faire la guerre tout comme s’associer pour partager soldats et biens. Une ligue sumérienne ou Kiengi League a pu exister, de même qu’une sorte d’amphictyonie, terme grec désignant une association de cités pour un motif religieux, autour de la ville sainte de Nippur du dieu Enlil, qui apparait comme la capitale religieuse et culturelle. Elle a pris le relais d’Eridu, du dieu Enki, et les souverains auront l’habitude de s’y faire reconnaitre par la divinité pour asseoir leur légitimité.

 


Un fragment de la Stèle des Vautours, conservée au Louvre. On retrouve une sorte de phalange sumérienne, avec de grands boucliers et des rangées de lances, et un char dont on ne sait s’il est taillé pour le choc ou non (source).

 

Les guerres ont au pays de Sumer une place certaine, comme en témoigne la Stèle des Vautours, commémorant la victoire de Lagash contre Umma au terme d’un conflit d’une centaine d’années (-2400/-2300) autour des steppes bordant les canaux d’irrigation. On y voit apparaitre ce que certains ont appelé la phalange sumérienne, avec des porteurs de boucliers au premier rang suivis par des lanciers, ainsi que des chars tirés par quatre équidés, et dont on ne sait pas encore précisément la valeur militaire (choc ou mouvement). On sait que Lagash a aussi fait des expéditions guerrières contre Kish, Akshak, Mari, Uruk, Ur et a pu procéder à des annexions ou des « accords de fraternité ». Le jeu diplomatique et militaire joue un certain rôle à l’époque.

 

b) Cité-état ou cité-temple ?

 

On remarque des similitudes entre cette période et la période classique grecque. Certains historiens parlent ainsi de cité-état pour caractériser ces ensembles : indépendance politique, domination effective d’un centre urbain sur un territoire limité comprenant bourgs secondaires, villages, champs, et canaux d’irrigation. Ce terme, dérivé de l’allemand stadtstaat, pose néanmoins question, puisque pour certains il caractérise surtout la polis grecque voire la cité de Rome. Dans son étude comparative des cités-états à travers l’histoire, Mogens Herman Hansen discute largement ce postulat, et parle même de city-state culture pour désigner une région culturellement homogène, aux pratiques sociales semblables, mais divisée politiquement, qui caractérise donc bien la zone étudiée. Au début du XXe siècle, certains ont aussi pu parler de « cité-temple », comme Anton Deimel. L’archéologie révèle en effet de vases complexes assimilés à une divinité, posant la question du roi-prêtre sumérien déjà posée pour la période précédente (voir mon article). Le roi imposerait ainsi grâce à son statut divin les grands travaux d’irrigation. Ce postulat est depuis largement remis en question, bien qu’effectivement les centres urbains out une divinité tutélaire et qu’une sorte d’amphictyonie était en place à l’époque autour de la ville de Nippur.

 


Relief votif d’Ur-Nanshe, roi de Lagash, vers -2500 (source). Les rois commencent à se faire représenter, ici vraisemblablement pour des offrandes aux divinités.

 

Les souverains de cette époque, particulièrement à partir de DAIII (-2600/-2330) se mettent en scène en tous les cas comme les représentants des divinités sur terre, avec des traditions différentes : ils se font appeler En (traduit par grand-prêtre et venant d’Uruk), Lugal (plus guerrier) ou Ensi (de la cité de Lagash). Les premières inscriptions royales apparaissent à cette période. Le pouvoir devient héréditaire et sécularisé, et le caractère lacunaire des sources nous empêche de savoir si c’est la résultante d’un glissement politique après la présence d’assemblées. En tous les cas, le palais et le temple s’imposent comme institutions convergentes et concurrentes, ayant leur propre domaine et leur propre unité économique. Le temple caractérise plus sûrement la volonté des pouvoirs locaux de maintenir une certaine autonomie grâce à la décentralisation, là où le palais et le souverain se tournent vers la centralisation. Des tensions autour du pouvoir ont pu se cristalliser autour de ces deux pôles.

 

II. Un continuum syro-mésopotamien ?

 

Beaucoup de spécialistes invitent aujourd’hui à relativiser la place du pays de Sumer, notamment par les découvertes archéologiques en Syrie, en Mésopotamie du nord et centrale. L’utilisation des langues sémitiques (akkadien, éblaïte), la prégnance des palais sur les temples, le lien entre population nomade et semi-nomade, et la plus faible densité de population permet la formation d’Etats contrôlant des espaces plus étendus. Cette convergence sociale et culturelle caractérise les epaces s’étendant de Kish en Mésopotamie centrale aux royaumes d’Ebla et et de Mari en Syrie, jusqu’à la frontière turque au nord-est dans la région de la Djezireh et dans le triangle du Habur, où se trouve le royaume de Nagar. Cette convergence pousse des spécialistes, tel Ignace Gelb, à parler de « civilisation de Kish », et permet de parler d’un continuum syro-mésopotamien, consacrant notamment l’extension du système d’écriture, servant à transcrire aussi bien le sumérien que l’akkadien ou l’éblaïte.

 


Les délimitations approximatives des royaumes de l’époque, peut-être anachroniques. On sait néanmoins que l’emprise territoriale a pu être étendue.

 

a) L’espace proto-akkadien

 

Les proto-akkadiens, autour de Kish, s’affirmeront lors de la prise de contrôle du pays de Sumer dans l’Empire Akkadien, du nom de la cité fondée par Sargon près de Kish. Ses souverains se nommeront très justement « roi de Sumer et d’Akkad », ou lugal kiengi kiurai. Les deux espaces diffèrent moins par des critères ethno-linguistiques que par les structures socio-économiques, comme précisées plus haut. Cet espace est au contact de la vallée de la Diyala, un affluent du Tigre en provenance des monts Zagros, et donc de l’Elam. Kish est par ailleurs décrite comme la ville originelle où réémerge la première fois la royauté après le Déluge de la Liste Royale élaborée vers -1800. Cette liste, élaborée a posteriori, consacre anachroniquement la domination d’une cité à la fois de l’espace sumérien, une fiction élaborée à une époque où le besoin de légitimité est grand. On connait des liens de Kish avec Ebla, des luttes contre Uruk, et l’appellation « roi de Kish » a vocation à devenir importante.

 

b) Le royaume d’Ebla ou la culture proto-syrienne

 

La cité d’Ebla, en Syrie, a pu regrouper 15 000 à 20 000 habitants vers -2400, et être en concurrence directe avec le royaume de Mari, 400 km plus à l’est. Une documentation très fournie est parvenue jusqu’à nous. D’abord vassale de Mari, des conflits se sont fait jour par la suite, avec la signature d’accords diplomatiques avec d’autres cités, des alliances avec Kish et Nagar (triangle d’Habur), et une emprise territoriale jusqu’à l’Euphrate avec la construction d’un mur de 220 km de long. Ici encore le palais a pris le pas sur le temple. Le roi est appelé Malkum, qui s’écrit encore En dans le système d’écriture qu’on connait. On trouve un conseil des Anciens, un « vizir » responsable de l’administration et de l’armée, des Lugal qui sont des chefs de tribus locales. L’agro-pastoralisme domine, le commerce a bon train avec du lapis-lazuli en provenance d’Afghanistan, et la région s’impose comme un carrefour commercial, avec des liens jusqu’en Egypte (voir notre série sur l’Egypte antique). La diplomatie par le mariage et les cadeaux s’impose. La ville est cependant détruite par Mari avant l’instauration de l’Empire Akkadien.

 

c) Les royaumes de Mari et de Nagar

 

Située au carrefour entre la Syrie et la Mésopotamie du nord, Mari est établie sur le cours du Moyen-Euphrate. On connait des expéditions contre Kish, des liens avec Ur, et certains monuments font égard de soldats porteurs de haches. La cité est détruite par Sargon d’Akkad, et la région est contrôlée par la suite par des gouverneurs, les shakkanaku. Quand à la région de la Djezireh syrienne, au sein du triangle de Habur située avant l’Euphrate, on trouve notamment Nagar, et une région fertile du fait des précipitations, avec une double composante nomade et sédentaire. Nagar a affronté à plusieurs reprises Mari. Lors de la prise de contrôle de l’Empire Akkadien, la vie urbaine s’est effondrée au profit du nomadisme, preuve de la réversibilité de la révolution urbaine.

 

Conclusion

 

Les historiens invitent à considérer la période -2900 / -2300 en sortant du suméro-centrisme tourné vers la quinzaine de cités du pays du Sumer, pour voir l’espace syro-mésopotamien autour d’Ebla, de Nagar, de Mari et de l’espace proto-akkadien autour de Kish d’où émergera Sargon d’Akkad. L’urbanisme connait un véritable essor, et les sources sont moins administratives et plus royales. On y dénote l’essor de la diplomatie par le mariage, les alliances, les accords entre cités, les transferts de soldats et de biens ainsi que les premières traces de conflits opposant des armées, vraisemblablement composées de lanciers, d’archers, de porteurs de haches et de chars agissant davantage comme transport de troupes que comme force de choc. Vers -2300, Sargon d’Akkad va créer ce que certains appellent un « Empire », le premier pour la région, ce qui aboutira à un cycle de guerres plus important. Ebla et Mari seront détruites, dans certaines régions le nomadisme reparaitra. La constitution de cet Empire est dû, nous le verrons, à des affaiblissements politiques locaux, notamment dans le nord (guerres entre Mari et Ebla) et dans le sud avec la victoire du roi d’Umma, Lugal-zagesi, sur Lagash, puis sur Ur et Uruk, avant sa légitimation à Nippur. Son succès sera éphémère.

 

Bibliographie :

  • Butterlin, Pascal, « D’Uruk à Mari. Recherches récentes sur la première révolution urbaine en Mésopotamie », in Histoire urbaine, vol. 29, no. 3, 2010, p.133-15, en ligne
  • Djament Géraldine, « La cité-état ou la crise géographique permanente. Pour une géohistoire des Cités-Etats », in Travaux de l’Institut Géographique de Reims, vol. 26, n°101-104, 1999, p. 223-245, en ligne
  • Glassner, Jean-Jacques, « Le roi-prêtre en Mésopotamie, au milieu du 3e millénaire. Mythe ou réalité ? », in Studia Orientalia Electronica, 70, p. 9-20, en ligne
  • Huot, Jean-Louis. « Vers l’apparition de l’État en Mésopotamie. Bilan des recherches récentes », in Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 60e année, no. 5, 2005, p. 953-973, en ligne
  • Lafont, B., Tenu, A., Joannès, F., Clancier, P., La Mésopotamie. De Gilgamesh à Artaban (3300-120 av. J.-C),Belin, Collection « Mondes anciens », Saint-Just-la-Pendue, 2017, 1039 p.
  • Louvre-Lens, L’histoire commence en Mésopotamie. Dossier pédagogique, 2017, 32 p., en ligne
  • Norman, Yoffee, « Hansen, Mogens Herman, A Comparative Study of Thirty-City State Cultures, 2000 » in Paléorient, vol. 26, n°1, 2000, p. 168-170, en ligne

 

Chroniques historiques – La Mésopotamie antique :

 

Chroniques historiques – L’Egypte antique :

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