Uruk ou la naissance de l’Etat ? – Mésopotamie antique #2

La période d’Uruk (-3500 / -3100) puis la période de Djemdet Nasr (-3100 / -2900) font la jonction entre la « révolution néolithique » et le « décollage sumérien », inaugurant ce que Vere Gordon Childe a appelé « révolution urbaine ». On considère en effet que la plus ancienne ville de l’humanité est Uruk, en Basse-Mésopotamie. Sans revenir sur ce postulat qui est surtout dépendant des sources archéologiques actuellement en notre possession, on peut essayer d’analyser la naissance des premiers centres urbains concentrant population, pouvoir et richesse.

 

I. La révolution urbaine

 

a) La constitution d’un « empire hydraulique ? »

 

On a en effet vu que loin d’être une « révolution », le processus urbain, à l’image de la néolithisation, peut être continu (regroupement de plusieurs villages) comme discontinu (phases de désurbanisation). L’extension de la cité d’Uruk se place en tous les cas dans la lignée de la culture d’Obeid, analysée à la fin de l’épisode précédent. Reste ainsi la question de savoir pourquoi et comment cette révolution urbaine a pu avoir lieu. Les excédents agricoles liés à l’évolution des techniques ne servent alors plus en effet à augmenter la consommation des familles mais à financer la transformation structurelle des modes de production et de gestion, permettant l’entretien de spécialistes et de dirigeants. Les spécialistes se demandent encore si pour ce faire il a fallu, comme pour la révolution néolithique, une mutation culturelle et idéologique ou des facteurs techniques comme causes.

 


La thématique du maitre des animaux typique du souverain mésopotamien, qu’on retrouve sur le poignard du Gebel al-Arrak retrouvé en Egypte et dont nous avons parlé dans l’épisode consacré.

 

Pour Vere Gordon Childe, l’argument est idéologique, car c’est la religion qui a permis de faire accepter le drainage des excédents agricoles dans une région où la pluviométrie est faible. Certains ont ainsi vu dans Uruk les prémices du « despotisme oriental » décrit par Karl August Wittfogel (1896-1988) en 1957 dans un ouvrage célèbre, inspiré des thèses marxistes et notamment du mode de production asiatique. Celui-ci désigne un premier mode d’organisation économique caractérisé par l’absence de propriété privée de la terre, du faible commerce, du travail en communauté et par corvées, d’un gouvernement autoritaire centralisé appuyé sur une bureaucratie, et du contrôle entre autres de l’irrigation. Pour Karl August Wittfogel, en Mésopotamie et en Egypte, ce mode de production est permis par la constitution d’« empires hydrauliques ». Cette maitrise de l’irrigation amène un pouvoir centralisé et autoritaire en la main du roi, l’En. D’autres spécialistes relativisent faute de sources (d’autant qu’elles sont postérieures), et font arriver l’En vers la fin de la période d’Uruk. Les controverses historiographiques continueront pour la période postérieure afin de déterminer les liens entre l’autorité religieuse et l’autorité royale au sein des « cités-temples ». Nous verrons ainsi dans le prochain épisode que cet aspect est aujourd’hui largement relativisé.

 

b) Essor technologique

 

Cette question du pouvoir et de la religion, qui illustrent la place des palais et temples dans la période des cités-états à partir de -2900 et l’interrogation sur la nature de l’élite (royale, religieuse ?), se double d’une question technologique. Pour Mario Liverani, cette révolution urbaine a davantage été permise par des facteurs technologiques et techniques : l’extension des canaux, l’organisation des champs en lanière facilitant le labourage et la répartition des semences, l’utilisation des chariots à roue, et l’usage de l’araire attelé à un semoir utilisant la traction animale, notamment des ânes domestiques venant d’Afrique (equus africanus) auraient en effet permis une multiplication du rapport entre récolte et semences. L’orge et la laine des moutons deviennent dès lors des produits majeurs.

 

c) Conclusion partielle

 

En tous les cas, on estime ainsi que durant cette période, Uruk a pu atteindre jusqu’à 10 000 habitants, voire davantage. Des édifices monumentaux, qu’on a pu parfois appeler temples en fonction des modèles explicatifs, se regroupent dans l’Eanna, qu’on estime être un centre politique, administratif et religieux, servant à la fois de palais, de lieu de réception, de lieu de réunion et de lieu de stockage. Sans pouvoir trancher sur l’impact des bâtiments religieux, cette prise en charge administrative s’est prolongée dans l’écriture pour organiser les stocks d’orge, d’huile et de laine, ainsi que l’organisation du travail et des dépendants, le creusement des canaux, la moisson par le biais de corvées, la tonte des moutons, selon une double logique d’accumulation et de redistribution. Par ailleurs, la technique tour de potier permet l’essor d’une céramique de masse tandis que l’artisanat se développe, utilisant métaux, pierres précieuses, bois, cuirs et fibres végétales. Ces artisans profitent dès lors des liens commerciaux avec le reste du monde, de l’Anatolie à l’Iran, contrairement aux théories marxistes sur la faible place du commerce, permettant aussi cette division du travail et cette stratification sociale de plus en plus marquée, illustrant en partie la naissance de l’Etat.

 

II. L’invention du système d’écriture

 

Le premier système d’écriture connu est inventé dans cet espace mésopotamien et urukéen, et certains historiens y ont vu là la naissance de l’histoire. Si on admet que l’invention de l’écriture a d’abord servi à compter et gérer pour servir cette logique d’accumulation et de redistribution pour suppléer à la mémoire humaine, les spécialistes estiment aussi, sans encore une fois parler de cause ou de conséquence, que l’écriture a vu naître une pensée rationnelle, scientifique et abstraite qui a impacté durablement les processus cognitifs. L’écriture agit à ce titre comme un outil de transformation des connaissances. Mais ce n’est pas le sujet principal de notre article.

 


Un exemple de l’évolution du système d’écriture (source).

 

Le système d’écriture mésopotamien est d’abord constitué de pictogrammes, des mots complets associant un signe et une image. Le système est devenu de plus en plus abstrait au fil des siècles voire des millénaires : les pictogrammes se sont transformés au fur et à mesure jusqu’à devenir des phonogrammes, composés de cunei, de coins, issus du choc entre une calame de roseau et une tablette d’argile. Ces phonogrammes ont vidés le sens des pictogrammes d’origine pour n’en retenir qu’un son, utilisable ensuite dans la composition des mots. Vers -1300 à Ugarit, ce système connaitra son ultime simplification avec 30 caractères qui composeront un des premiers alphabets connus . Par ailleurs, ce système d’écriture n’est pas à confondre avec une langue, puisqu’il permet d’écrire du sumérien, et des langues sémitiques comme l’akkadien puis le babylonien, l’assyrien, etc. Cette écriture cunéiforme voit l’émergence d’une nouvelle catégorie sociale composé de scribes et d’administrateurs, participant à l’essor de l’Etat.

 

III. Création de l’Etat

 

Le système d’écriture et la « révolution urbaine » ont participé à la création d’une nouvelle société et à une stratification sociale plus marquée, avec une classe dirigeante appuyée sur un embryon de bureaucratie, des communautés villageoises tributaires, et l’organisation de corvées collectives, sur des domaines qui dépendront du palais ou des temples à l’époque des cités-états. Le processus de formation de l’Etat aboutit donc à la mise en place d’un pouvoir ou d’une institution centrale, qui s’appuie sur une administration, dans un territoire limité (géographie, population), possédant une autorité effective sur la population, et pratiquant des prélèvements. Les sources étant limitées, on estime que l’élite se regroupait en assemblée pour désigner le En, le chef. Des spécialistes comme Pierre Amiet dans les années 60 ont assimilé ce En à un roi-prêtre, dans la lignée des modèles explicatifs précédents. Quoi qu’il en soit, pour notre période, quelques représentations iconographiques font état de personnages maniant la lance (guerre), chassant les fauves (maitre des animaux) ou portant une jupe de mailles (religion ?).

 


Statuette en calcaire supposée d’un roi-prêtre. On dénote son couvre-chef, son collier de barbe sans moustache, et dans d’autres représentations sa jupe en mailles (-3300, Louvre).

 

L’expansion démographique et culturelle de la période d’Uruk ne concerne pas seulement la cité éponyme, car elle un phénomène qui se développe aussi aux alentours, jusqu’en Susianne en Iran, et même avec des dynamiques propres dont on verra les développements particuliers dans le prochain épisode. On dénote par exemple l’apparition de comptoirs commerciaux d’Uruk, ou de quartiers d’urukéens dans certaines cités. Cette expansion culturelle a parfois pu être vue comme l’établissement d’un proto-empire, mais consacre plutôt un modèle culturel intégré, propageant le succès d’innovations, comme l’écriture utilisée jusqu’en Syrie avec l’éblaïte, d’un système de production et de gestion. Certains ont même pu parler de « système-monde » urukéen, à l’image de Guillermo Algaze, pour expliquer et comprendre l’expansion économique et culturelle d’Uruk dans le monde mésopotamien.

 


Une carte simpliste montrant l’influence d’Uruk (source).

 

Conclusion

 

L’influence d’Uruk finit néanmoins par s’effacer sans qu’on puisse expliquer clairement pourquoi. On observe une régionalisation de la Mésopotamie, un isolement du pays de Sumer, le retour de la vie villageoise et nomade dans certaines localités, le tout prolongé dans la période de de Djemdet Nasr (-3100 / -2900). A cette époque, la Susianne entre dans ce qu’on a pu appeler la période proto-élamite. Cette phase aboutira à la constitution des « cités-états », voire de royaumes, non sans des disparités régionales entre le pays de Sumer, le pays d’Akkad, et les marges septentrionales (Syrie, amont de l’Euphrate, affluents). Cette période, que nous étudierons dans le prochain article, où temples et palais cohabitent et où les premiers échanges guerriers se font jour, se terminera par la constitution d’un « empire », celui d’Akkad, vers -2300. En tous les cas, l’épopée de Gilgamesh contera au millénaire d’après la légende du roi mythique, souverain d’Uruk, preuve de l’importance de cette cité.

 

Bibliographie :

  • Algaze, Guillermo, The Uruk World System. The Dynamics of Expansion of Early Mesopotamian Civilization, University of Chicago Press, 2005 (1e éd. 1993), 190 p.
  • Butterlin, Pascal, « D’Uruk à Mari. Recherches récentes sur la première révolution urbaine en Mésopotamie », in Histoire urbaine, vol. 29, no. 3, 2010, p.133-15, en ligne
  • Glassner, Jean-Jacques, « Le roi-prêtre en Mésopotamie, au milieu du 3e millénaire. Mythe ou réalité ? », in Studia Orientalia Electronica, 70, p. 9-20, en ligne
  • Gordon Childe, V., The Most Ancient East. The Oriental Prelude To European Prehistory, 1928
  • Kramer, S. N., L’histoire commence à Sumer, Flammarion, 2017 (1e éd. 1956), 316 p.
  • Lafont, B., Tenu, A., Joannès, F., Clancier, P., La Mésopotamie. De Gilgamesh à Artaban (3300-120 av. J.-C),Belin, Collection « Mondes anciens », Saint-Just-la-Pendue, 2017, 1039 p.
  • Liverani, Mario, Uruk : the First City, trad.par Marc Van de Mieroop / Zainab Bahrani, Equinox Publishing LTD, 2006 (1e éd. 1998), 96 p.
  • Louvre-Lens, L’histoire commence en Mésopotamie. Dossier pédagogique, 2017, 32 p., en ligne
  • Parrot, André « Pierre Amiet. La Glyptique mésopotamienne archaïque. », in Syria, Tome 40, fascicule 1-2, 1963, p. 163-165., en ligne
  • Wittfogel, Karl August, Oriental Despotism: A Comparative Study of Total Power, Yale University Press, 1957

 

Chroniques historiques – La Mésopotamie antique :

 

Chroniques historiques – L’Egypte antique :

 

One Comment
  1. Reply Br***ix 2000 août 9, 2019 at 5:48 pm

    Un article tout à fait intéressant, merci pour toutes ces infos ! 🙂

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