La Mésopotamie, berceau de la civilisation ? – Mésopotamie antique #1

La Mésopotamie est étymologiquement le pays « entre les deux fleuves » (μεσο : entre, ποταμός : fleuve) jumeaux que sont le Tigre et l’Euphrate, prenant leur source dans les montagnes d’Anatolie et traversant la Syrie et l’Irak pour se jeter dans le golfe Persique. Territoire ouvert sur l’extérieur, de l’Anatolie au plateau iranien, du désert arabique jusqu’aux monts Zagros, elle est considérée aujourd’hui comme un des berceaux de la civilisation, ayant inventé l’agriculture, l’écriture, la ville, l’Etat, la bureaucratie. Cette vision ressort dans l’ouvrage de l’assyriologue Samuel Noah Kramer L’histoire commence à Sumer (1956). Plutôt que de partir sur ce postulat, nous vous proposons d’étudier dans cette chronique, à l’image de l’Egypte antique dans de précédentes chroniques, l’évolution historique de la Mésopotamie, pour replacer ces innovations dans le contexte politique et culturel de l’époque. L’expression berceau de la civilisation (cradle of civilization) pose d’ailleurs de sérieux débats, qui ne seront pas traités ici, sur ce qu’est une civilisation, sur ses caractéristiques, sur son processus pour paraphraser Norbert Elias. (Ci-dessus une photographie de la porte d’Ishtar de Babylone, construite au VIe siècle av. J.-C. Le lion est le symbole de la déesse Ishtar, vénérée depuis les Sumériens, preuve d’une convergence culturelle traversant les millénaires dans cette région du monde).

 


Une très belle collection, mélangeant érudition et accessibilité.

 

 

I. Limites géographiques

 

Au carrefour du continent asiatique, européen et africain, on décrit la Mésopotamie comme allant de la Mer Méditerranée aux monts du Zagros (limite entre l’Irak et le plateau iranien), et des Monts Taurus au sud-est de la Turquie aux marges septentrionales du désert d’Arabie et des eaux du golfe Persique. Celui-ci était plus étendu à l’époque et bordait les cités d’Ur et d’Uruk. Le Croissant Fertile, décrit par James Henry Breasted (voir notre chronique sur l’Egypte), décrit cette zone courbe, qui part du Tigre et de l’Euphrate pour remonter vers la Méditerranée en une sorte de croissant pour former une zone bioclimatique favorable à l’agriculture. L’expression a fait fortune mais est aujourd’hui plus nuancée, car elle ne caractérise pas un tout culturel unifié, et surtout ne tient pas compte de l’évolution progressive des cultures agricoles. Ce croissant est censé en tous les cas contourner la steppe et les marges du désert syro-arabique, en passant du Liban aux monts Taurus, et des monts Taurus aux monts Zagros, bordé par l’Anatolie et le plateau iranien. Dans cet espace, les vallées fluviales du Tigre et de l’Euphrate attirent toute l’attention. Issus des montagnes d’Anatolie, ils bordent la steppe et le désert à l’ouest et au sud, les collines et le montagnes au nord et à l’est.

 


La région mésopotamienne comprend essentiellement les limites géographiques de l’actuelle Syrie et Irak (entrainant des soucis de conservation des sources entre autres). Elle se présente comme un carrefour entre le Levant, la Turquie, l’Iran et le golfe Persique. La région débordera parfois de ces limites au cours de son histoire.

 

Dans l’ouvrage collectif de la collection Mondes Anciens, une partie nord et une partie sud peuvent être distingués, séparé par la ville actuelle de Badgad, selon un indice de précipitations aux alentours de 250-300 mm par an. En effet, la partie nord concerne des bas plateaux arides formant la future Assyrie, ouverte sur la Méditerranée et l’Anatolie, et caractérisée par une pluviométrie plus conséquente qu’au sud. Au contraire, la plaine alluviale au sud s’élargit, devient plate sur la fin, formant des marais, et caractérise ce qu’on appellera la Babylonie, tournée vers l’Iran et le golfe arabo-persique. Les précipitations s’y faisant plus rares, le sud pratiquera plus tôt l’irrigation, tout en proposant des modèles socio-économiques différents.

 

II. La révolution néolithique a-t-elle eu lieu ? (-9000)

 

Comme pour notre chronique sur l’Egypte, la « révolution néolithique » décrite par Vere Gordon Childe (1892-1957) est à nuancer. Elle marque le passage, sur un temps plus ou moins long, d’une société de chasseurs-cueilleurs à une société d’agriculteurs, modifiant ainsi les structures sociales, familiales, matérielles, mais aussi les dynamiques relationnelles, le pouvoir, voire les liens avec la religion. Elle caractérise le passage d’une économie prédatrice à une économie de production, passant de la chasse, de la pêche, et de la cueillette de fruits, de légumes et de céréales sauvages à des sociétés villageoises sédentarisées pratiquant l’agriculture et l’élevage. On constate que la région pratique pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, avec la Chine, l’agriculture à partir du Xe millénaire av. J.-C., d’abord au Levant et en Palestine puis dans l’ensemble de la Mésopotamie (-7500), selon un modèle non pas révolutionnaire mais diffusionniste mêlant ruptures, discontinuités et polycentrisme.

 


Une photographie du Tigre aujourd’hui.

 

Des interrogations subsistent sur la mutation culturelle à l’œuvre. En considérant que l’agriculture n’est pas nécessairement liée au sédentarisme, comment expliquer sa diffusion ? Au lieu de l’explication démographique (besoin de nourriture) ou diffusionniste (transmission discontinue d’un savoir), Jacques Cauvain propose en 1994 ce qu’il appelle la « révolution des symboles ». Il explique la révolution agricole par une mutation culturelle préalable qui a permis cet essor. Sans pouvoir distinguer avec certitude les causes et les conséquences de cette révolution néolithique, on ne peut que constater que l’agriculture s’est imposée en Mésopotamie. L’élevage de chèvres, de moutons, de porcs, de bœufs et d’ânes vers -4000 est complétée par une culture de l’orge, de l’engrain, du blé, des pois, des lentilles et d’autres cultures maraichères. Vers -7000, la hausse de la sédentarisation aboutit à des organisations sociales plus complexes, distinguant l’autorité d’une élite. Les premières céramiques (récipients, vaisselles) se développent, avant la technique du tour rapide qui inaugurera vers -3500 une production rapide de masse.

 

III. De la culture d’Obeid à la période d’Uruk (-6500/-3500)

 

Des modèles régionaux apparaissent, matérialisés par des cultures différentes, caractérisées par des techniques, des objets, des habitats propres. La culture Halaf se diffuse en Syrie, dans la région où l’agriculture se fait sans irrigation, et est encore assortie de nomadisme, de transhumance, d’échanges, là où les cultures d’Hassuna et de Samarra, plus au sud, consacrent des villages plus importants et des organisations sociales complexes. La culture d’Obeid émerge quant à elle vers -6500 en Basse-Mésopotamie et va avoir un rôle moteur, remplaçant Hassuna et Samarra, et se diffusant vers -5000 au nord, à l’est et au sud, où elle se mêlera aux cultures locales, en Turquie, dans la Susiane et jusqu’en Oman.

 


Un bol en cuivre d’Anatolie daté du VIe millénaire av. J.-C. Le cuivre anatolien fait l’objet d’échanges commerciaux, notamment avec la Mésopotamie, l’Egypte, etc. (source).

 

La culture d’Obeid promeut un système social où des chefs locaux ou patriarches centralisent la production agricole, gèrent l’excédent et accaparent le pouvoir. Des habitations plus grandes se développent, signes de l’essor d’une élite. On y cultive plutôt les bovins et les porcs, plus adaptés aux marais, tandis que les premiers systèmes d’irrigation se développent. Ceux-ci visent à détourner le surplus d’eau issu des crues du printemps grâce à un système de canaux. La culture d’Obeid consacre aussi le passage de la Mésopotamie au Chalcolithique, l’âge du cuivre, avec l’essor de la métallurgie, illustrant aussi les réseaux d’échange à l’œuvre à l’époque, la Mésopotamie manquant d’un certain nombre de ressources (dont le cuivre) qu’elle peut faire venir d’Anatolie.

 

Conclusion

 

Lorsque commence la période d’Uruk en -3500, la Mésopotamie pratique l’agriculture, la population, notamment au sud, est en plein essor démographique, et des organisations sociales complexes se font jour. La « révolution urbaine » suivra, autour de la cité d’Uruk, et aboutira à la naissance de l’Etat, à la création d’un système d’écriture utilisée par une bureaucratie nouvelle, et au « décollage sumérien » sur lequel nous reviendrons.

 

Bibliographie :

  • Breasted, J. H, Outlines of European History, 1914
  • Capdepuy, V., « Le « Croissant fertile ». Naissance, définition et usages d’un concept géohistorique », in L’Information géographique, vol. 72(2), 2008, p. 89-106, doi:10.3917/lig.722.0089.
  • Cauvain, Jacques, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture, Biblis, 2013 (1e éd. 1994)
  • Dhorme, E., « V. Gordon Childe. – L’Orient préhistorique. », In Syria, tome 17, fascicule 4, 1936, p. 377-380, en ligne, consulté le 03/02/2019, www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1936_num_17_4_8354_t1_0377_0000_1
  • Forest, J.-D., « La culture d’Obeid (du VIIe au Ve millénaire) », in Clio, 2004, en ligne, consulté le 31/07/2019, https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/la_culture_dobeid_du_viieau_ve_millenaire.asp
  • Gernigon, K., « Les villages avant les maisons ? La néolithisation de l’Europe au prisme de la maisonnée », in Palethnologie, 8, mis en ligne le 29 décembre 2016, consulté le 27 janvier 2019, http://journals.openedition.org/palethnologie/460, DOI : 10.4000/palethnologie.460
  • Gordon Childe, V., The Most Ancient East. The Oriental Prelude To European Prehistory, 1928
  • Kramer, S. N., L’histoire commence à Sumer, Flammarion, 2017 (1e éd. 1956), 316 p.
  • Lafont, B., Tenu, A., Joannès, F., Clancier, P., La Mésopotamie. De Gilgamesh à Artaban (3300-120 av. J.-C),Belin, Collection « Mondes anciens », Saint-Just-la-Pendue, 2017, 1039 p.
  • Lehoreff, A., Préhistoires d’Europe. De Néandertal à Vercingétorix. 40 000 – 52 avant notre ère, Belin, Collection « Mondes anciens », Saint-Just-la-Pendue, 2016, 640 p.

 

Chroniques historiques – La Mésopotamie antique :

 

Chroniques historiques – L’Egypte antique :

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