L’Etat : un groupement de domination politique ? – Le savant et le politique & Economie et société, Max Weber (1919 & 1921)

Max Weber (1864-1920) est un économiste et un sociologue qui s’est interrogé sur les mutations de l’ordre économique, sur la domination, et plus globalement sur « l’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie », sous-titre du deuxième tome de l’œuvre posthume Economie et société (1921). Dans cette micro fiche, nous allons nous intéresser au premier tome de cette œuvre, sous-titré « Les catégories de la sociologie », qui retrace la définition des concepts principaux de la sociologie dite compréhensive de Max Weber, que nous verrons dans un premier temps, et de la question de l’Etat que nous verrons dans le second temps. Par ailleurs, la troisième partie abordera l’organisation de l’Etat, évoquée dans Le savant et le politique (1919), retranscription écrite de deux conférences de Max Weber dont une intitulée « Le métier et la vocation d’homme politique ».

 

I. Définir la sociologie

 

Max Weber la caractérise comme une science empirique (et non dogmatique), qui vise à comprendre par interprétation les activités sociales, pour expliquer causalement leur déroulement et leur effet. Il entend par « activité » un comportement humain en tant que l’agent qui le met en place lui attribue un sens subjectif, et par « activité sociale » un comportement humain en tant que le sens (subjectif) visé par un agent s’oriente par rapport au comportement d’autrui. Autrement dit, l’activité sociale s’oriente d’après le comportement passé, présent ou attendu d’autrui. Les « relations sociales » sont définies comme le comportement de plusieurs individus ensemble, qui s’orientent par rapport à une régularité (usage), une routine ancienne (coutume) ou encore un intérêt mutuel.

 

Outre l’Etat et les rapports économiques, Max Weber a travaillé sur la sociologie des religions et sur la science. Un de ses ouvrages les plus connus est L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904), où il relie l’essor du capitalisme à celui d’une éthique particulière, fondée sur le protestantisme.

 

Dans tous les cas, « expliquer » permet d’appréhender l’ensemble significatif, qui est compris (compréhensif) et donc saisi par interprétation, à la base de cas particuliers, de cas moyens, ou de ce que Max Weber appelle idéaux-types. Ces idéaux-types sont construits par le sociologue en tant que types d’activités purement rationnelles, et permettent d’orienter l’analyse en étudiant comment et pourquoi les comportements individuels ou moyens s’en éloignent. La sociologie et l’histoire, s’ils partagent quelques aspects de cette définition, diffèrent selon Max Weber selon leur finalité. La sociologie a ainsi pour but l’élaboration de concepts-types, établissant les règles générales du devenir pour cette science de l’activité sociale, là où l’histoire analyse et impute causalement les actes, structures et personnalités inclues dans un espace temporel délimité.

 

II. Définir l’Etat

 

L’activité sociale décrite précédemment peut s’orienter d’après l’existence de ce que Max Weber appelle l’ordre légitime. Celui-ci est une représentation collective, qui oriente l’activité des agents. Cet ordre peut être une convention, définie comme une coutume valide au sein d’un groupe humain, dont l’écart est sujet à une réprobation de ce groupe, ou un droit, qui nécessite la mise en place d’une instance de contrainte spécialement instituée pour châtier la violation. Cet ordre légitime trouve sa validité, ou autrement dit la chance que les agents sociaux orientent bel et bien leurs activités sociales en fonction de lui, par trois grands critères : la tradition ou l’appui sur le passé, la croyance, affective, ou la légalité, soit la croyance dans une disposition rationnelle. La soumission à cet ordre légitime matérialisé dans des règlements peut être assurée au sein d’un groupement.

 

L’autre grand théoricien de la sociologie est le Français Emile Durkheim (1858-1917). On distingue généralement l’individualisme weberien qui part des interactions entre individus pour fonder le fait social, comme précisé plus haut, avec le holisme de la sociologie durkheimienne qui part du fait social et le définit comme différent de la somme de ses parties.

 

En effet, Max Weber définit le groupement comme une relation sociale close, dans laquelle le maintien de l’ordre (légitime) est permis par le comportement de personnes déterminées et instituées, sous la forme de dirigeants ou de directions administratives, et qui s’appuient donc sur des règlements. Pour faire respecter ce règlement, l’auteur parle de domination, qu’il définit comme la chance de trouver des personnes prêtes à obéir à un ordre. A ce titre, l’Etat est caractérisé par Max Weber comme un groupement de domination politique. L’activité orientée politiquement, définie plus précisément dans Le Savant et le Politique (1919), désigne la direction du groupement politique et l’attribution des pouvoirs directoriaux.

 

Comme nous le disions dans Renseignement et sécurité, la raison d’Etat est la mission que se donne l’Etat d’unifier le corps social sous un pouvoir unifié, pour empêcher les divisions internes (religieuses, …) et imposer la paix civile. Elle est représentée ici par le Cardinal de Richelieu sur la toile Le Siège de la Rochelle d’Henri-Paul Motte de 1881, qui surveille la digue empêchant les indépendantistes huguenots de recevoir du soutien maritime face au siège français, un exemple de contrainte physique émanant de l’Etat.

 

Ainsi, l’Etat garantit la validité de son ordre (règlements) de façon continue par la domination légitime, sur un territoire géographiquement déterminé, sur lequel il peut appliquer ou menacer d’appliquer la contrainte physique légitime, dont l’Etat a le monopole. Cette domination est légitimée au sein de trois ordres : charismatique ou soumission à un pouvoir sacré ou héroïque, traditionnel ou la croyance en la sainteté de ceux qui exercent l’autorité, ou légaux, la croyance en la légalité des règlements et dans le droit des autorités à donner des directives.

 

III. Organisation de l’Etat

 

Dans une de ses conférences, Max Weber définit une nouvelle fois l’Etat comme disposant d’un moyen propre (mais non exclusif), la violence physique, sans laquelle il laisse place à l’anarchie. Dépassant la définition déjà évoquée plus haut, il définit aussi la politique comme l’ensemble des efforts faits pour participer au pouvoir ou influencer la répartition du pouvoir entre les Etats ou entre les divers groupes de l’Etat. Avant d’en arriver aux éthiques (responsabilité et conviction), et à l’organisation actuelle de l’action politique, qui ne nous intéresseront pas ici, il évoque les raisons qui mènent à cette action.

 

Dans un Etat, l’activité des sujets s’oriente en fonction de l’obéissance qu’ils ont face aux détenteurs de la force légitime, tandis que l’appareil administratif proprement dit doit avoir à sa disposition les moyens pour appliquer cette force légitime. Pour cela, l’Etat possède un état-major administratif et des moyens matériels de gestion. Dans les deux cas, Max Weber évoque la profondeur historique. Si l’état-major administratif doit compter des gens dont l’obéissance est permise par la rétribution matérielle et par l’honneur social, elle a pu être composée d’aristocrates appartenant à un ordre avant d’appartenir à son époque à des fonctionnaires. De même, concernant les moyens matériels de gestion, ils peuvent être partagés dans l’histoire avec des puissances privées (artistocrates) ou être intégralement à la main des chefs politiques de l’Etat. La transformation de cet état-major administratif et du partage ou non des moyens matériels de gestion vient d’un processus de monopolisation que Max Weber constate historiquement, et qui sera théorisé par le sociologue Norbert Elias.

 

Norbert Elias (1897-1990) se questionne sur la nature du lien entre l’individu et la société, qu’on retrouve dans La société des individus (1987) autour de la notion d’interdépendance, qu’il définit aussi historiquement dans Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique (1939). Il étudie sur le temps long la transformation des individus (savoir-être, bonnes manières, auto-contrainte) mise en regard de l’évolution de la société (processus de monopolisation).

 

Ainsi, pour Max Weber, le chef politique peut avoir pour stratégie de s’attacher des subordonnés issus de couches sociales sans honneur social propre (hors de l’aristocratie par exemple) pour qu’ils lui doivent tout : clercs, lettrés, noblesse de cour, juristes. L’Etat moderne est ainsi arrivé à exproprier le pouvoir administratif aux puissances privées indépendantes pour devenir un Etat bureaucratique, où le chef politique possède en propre les moyens de gestion. Pour terminer, il définit le fonctionnaire comme un travailleur intellectuel spécialisé de la bureaucratie, et décrit son éthique. Pour Max Weber, ce travailleur ne doit pas être politique, afin d’administrer de façon non partisane et se tenir loin de la lutte qui caractérise la politique. Cette analyse du fonctionnariat autour de l’obéissance stricte aux ordres émanant du politique peut trouver un écho glacial dans les questions de « banalité du mal » soulevées par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal (1963), mais cela dépasse l’horizon de la conférence de Max Weber et de notre fiche.

 

Conclusion

 

En revenant aux définitions de base des activités sociales des agents, et en parlant de la subjectivité de ces interactions, Max Weber suit pas-à-pas le chemin qui mène de l’interaction sociale simple à l’interaction sociale dans un groupement de domination politique, l’Etat. La domination de celui-ci sur les activités sociales des individus repose ainsi sur un critère fondamental, la légitimité, qui repose sur la croyance collective lui permettant de faire valoir ses règlements et d’avoir le monopole de la violence légitime. Cette définition a largement faite date, et c’est pourquoi cette fiche visait à retracer sa généalogie. Par ailleurs, Max Weber évoque aussi à gros traits l’organisation de l’Etat et ses fondements historiques, évoquant un processus de monopolisation sur lequel nous reviendrons avec Norbert Elias.

 

Bibliographie :

  • ELIAS, Norbert, La dynamique de l’Occident, Pocket, 2003 (1e éd. 1939), 320 p.
  • WEBER, Max, Economie et société I. Les catégories de la sociologie, traduit par Jacques Chavy et Eric de Dampierre (dir.), Pocket, 1995, 411 p.
  • WEBER, Max, Le savant et le politique, Union générale d’éditions, 1963 (1e éd. 1919), 186 p.

 

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