La Libye, une guerre politique permanente ? (Chronique Géopolitique)

Après la chute du « Guide Suprême » et l’embrasement de 2011, la relève est loin d’avoir été assurée en Libye. Qualifiée aujourd’hui comme une opération défectueuse particulièrement dans ses fins, les combats de 2011 n’ont pas permis de remplacer une gouvernance tenue dans une main de fer par Muhammar Kadhafi. Le pays est encore largement divisé entre l’est, l’ouest, et le sud, et partagé selon diverses lignes politiques ou tribales permettant le maintien de zones grises, de groupes terroristes, et rentrant dans l’agenda européen avec la crise migratoire et les puissants réseaux de passeurs, poussant Frontex, l’agence européen de protection des frontières, à former un réseau de garde-côtes libyens. Revenons sur les origines de cette situation et sur la fragmentation actuelle.

 

I. L’embrasement libyen

 

La Libye, ou Jamahiriya arabe libyenne, est dirigée à l’époque par Mouammar Kadhafi. Après le coup d’état de 1969 mettant à bas la monarchie d’Idris 1er, il revendique une Libye populaire et socialiste, et se proclame « Guide de la Révolution » quelques années plus tard. C’est au terme de quarante-deux années de règne du guide libyen que le printemps arabe touche l’est du pays début 2011. Après avoir réprimé les mouvements de contestation en utilisant l’armée, l’insurrection armée se propage dans le pays à partir du 15 février, autour du Comité National de Transition (CNT). Des membres du CNT sont accueillis en France les 8 et 9 mars 2011, et c’est le 10 mars que la France reconnaît officieusement le CNT comme le seul organe politique légitime de la Libye et s’attache à le faire reconnaître en Union Européenne, porté par le président actuel, Nicolas Sarkozy, et un conseiller officieux, Bernard-Henri Lévi.

 

Déjà l’ONU impose des sanctions au régime de M. Kadhafi pour l’utilisation de la force envers des populations civiles, notamment à Benghazi, le 26 février 2011, par la résolution 1970, et parle pour la première fois de la « responsabilité de protéger ». La France accélère le processus par la diplomatie, et ce qu’elle n’obtient pas de l’Union Européenne, elle l’obtient de l’ONU. La résolution 1973 du 17 mars 2011, donnant l’autorisation de recourir à la force armée selon le chapitre VII de la Charte des Nations Unies afin de protéger les populations civiles, avec l’assentiment des Britanniques et des Américains, et l’abstention de la Russie et de la Chine, est signée. Une coalition est montée pour appliquer cette résolution : la France lance l’opération Harmattan, les Britanniques Ellamy, les Américains Odyssey Dawn, les Canadiens Mobile et l’OTAN Unified Protector.

 


Le porte-avions à propulsion nucléaire français, le Charles-de-Gaulle, mis en service en 2001, et ayant participé notamment à Harmattan (2011) et plus récemment Chamal (2015-2017) avant sa maintenance de dix-huit mois (Mer et Marine).

 

Le 18 mars, l’offensive aérienne franco-britannique est lancée : elle vise au départ à pratiquer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye pour éviter l’utilisation de la force aérienne loyaliste sur les civils et les insurgés. La reconnaissance du CNT qui se propage dans la plupart des Etats, la mise au ban international de M. Kadhafi et son élimination fin octobre 2011 dans un bombardement, et les frappes ciblées contre les positions de l’armée « loyaliste », sans tenir compte de la diversité des mouvements pratiquant l’insurrection, ont pu alimenter une batterie de critiques vis-à-vis de l’opération. Les belligérants se retirent, laissant la Libye exsangue politiquement parlant, et les rivalités politiques et tribales vont désormais se faire de plus en plus jour localement.

 

II. Des institutions concurrentes

 

A. Une ligne de partage est-ouest

 

En 2011, avant l’ouverture des hostilités, la France reconnaît le Conseil National de Transition (CNT), suivi ensuite par ses alliés, comme étant l’organe politique légitime face à la répression du Guide Suprême envers sa population. Après les opérations militaires, et la mise en place de la Déclaration constitutionnelle provisoire de la Libye, le CNT devient le Congrès général national en 2012 avec des élections tenues en juin. Les élections du 25 juin 2014 sont censées transformer le Congrès en Chambre des représentants, mais une partie d’anciens élus du Congrès maintiennent le Congrès général national à Tripoli, occasionnant deux institutions parlementaires rivales, partageant le pays entre est et ouest, la confiance internationale étant au départ à Tobrouk avec la nouvelle Chambre des représentants.

 

B. Un nouvel acteur politique entériné par les accords de paix

 

Après divers combats entre les révolutionnaires, et face au renouveau des milices, notamment djihadistes, l’ONU préside un accord de paix interlibyen (résolution 2259 du Conseil de sécurité), les Accords de Skhirat (Maroc), signés en décembre 2015. Cet accord entérine la mise en place d’un Conseil présidentiel du gouvernement d’entente nationale. Après moult rebondissements, le Conseil présidentiel est basé à Tripoli en mars 2016, et dirigé par Fayez al-Sarraj, ancien membre du Parlement de Tobrouk. Composé de neuf membres et dirigé par le Premier ministre, il est censé diriger le gouvernement d’entente nationale (exécutif) qui devrait être approuvé par la Chambre des représentants de Tobrouk (législatif). Celui-ci a pourtant déjà désapprouvé par deux fois la composition de ce gouvernement… Au sein même du Conseil présidentiel, une partie des membres ont leur sympathie à l’est ou à l’ouest et désapprouvent les actions du gouvernement d’entente nationale. Il ne tient que grâce au soutien d’alliés de poids, les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie notamment.

 

Les rivaux sont donc en partie à Tobrouk et Bayda. La Chambre des représentants de Tobrouk ne s’est ainsi pas pliée à l’accord de paix, et a accepté le gouvernement d’Abdullah al-Thinni, basé à Bayda, dans l’est du pays. Celui-ci a été évacué de Tripoli avec ce qu’il reste de son gouvernement après la reprise en main d’al-Sarraj. Ce gouvernement parallèle profite surtout de la puissance de l’Armée nationale libyenne dirigée par le général passé maréchal par la Chambre en 2016, Khalifa Haftar, qui se revendique anti-islamiste et proche de l’Egypte. Ancien proche de Kadhafi et officier de l’armée libyenne, il est capturé en 1987, renie son allégeance pour le guide suprême, et monte une rébellion au Tchad jusqu’en 1990 où il est évacué et vit aux Etats-Unis, près du siège de la CIA. Il revient en 2011 au moment des troubles mais ses accointances avec les Etats-Unis instillent le doute sur sa présence. Il revient pourtant entre 2014 et 2015, recrute des troupes et combat les milices islamistes. Il est reconnu comme le chef de l’Armée nationale libyenne et devient maréchal grâce au Parlement de Tobrouk. Il est aisni l’homme fort de la région est.

 

Le plus faible des trois principaux rivaux reste le Congrès général national de Tripoli, qui a perdu l’essentiel de ses positions politiques face au Conseil présidentiel et au gouvernement d’entente nationale. Reste qu’il a validé le Gouvernement de salut national du Premier ministre Khalifa Gwell. Une partie des membres du « Parlement de Tripoli » contrôle le Conseil d’état créé par les accords de paix, à visée consultative, et dirigé par Abdul Rahman Swehli.

 

III. Des acteurs militaires divers

 

A. L’ouest, divisé en puissantes milices

 

Rivalisant avec la puissance armée de l’Armée nationale libyenne, la cité-état de Misrata, à l’ouest du pays, et ses milices, appuient en grande partie le Conseil présidentiel et le gouvernement d’entente nationale. Face à l’opération Dignité du général Haftar, une coalition a vu le jour, notamment entre Misrata et Tripoli, alliant islamistes et non-islamistes dans une franche opposition à Haftar. Néanmoins, les accords de paix de 2015 ont mis à bas cette coalition appelée « Aube de la Libye », notamment après des désaccords internes face à la relative diversité des forces incluses. Les Frères Musulmans, le Qatar et la Turquie sont plutôt proches de la région. Le nord-ouest du pays est ainsi plutôt proche du Conseil présidentiel, avec quelques poches de sympathisants du Congrès général national et de son gouvernement de salut national. Les milices sont néanmoins très diverses. Le Misratan Military Council a une certaine prééminence dans la région, tout comme certains acteurs militaires présents dans la capitale.

 

B. L’est et la prééminence de l’armée nationale libyenne

 

En face, les forces du général Haftar ont lancé en 2014 l’opération Dignité pour combattre les islamistes, requérant même la possibilité d’un soutien militaire égyptien de la part d’al-Sissi, l’Egypte étant plutôt favorable à une zone tampon en Cyrénaïque. Ses forces sont plutôt soutenues par l’Egypte, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis. Il est plutôt populaire à l’est où il se bat encore à Derna, dont le siège dure depuis juillet 2017, mais est aussi vu comme l’homme des Occidentaux, revenu en 2011 après son exil en Amérique, et ses liens passés avec la CIA. Il est soutenu en partie par les anciens kadhafistes et les forces révolutionnaires. L’Armée nationale libyenne du désormais maréchal Haftar a pris une partie du croissant pétrolier libyen, l’est, et conteste le centre du pays aux milices et aux forces du Gouvernement d’entente nationale. Il est accusé par certains d’avoir reversé dans son armée multitribale des mercenaires soudanais du Darfour. Il s’est attaché néanmoins un certain nombre de tribus locales.

 

C. Les facteurs de déstabilisation

 

Le sud est fortement divisé entre groupes et communautés rivales, Ouled Slimane, Toubous, Touaregs, Arabes Swaï, luttant pour l’influence entre les villes, les routes et les ressources, et très éloignés des préoccupations politiques des acteurs libyens. De plus, on retrouve Daesh, anciennement à Syrte avant l’intervention de l’Aube de la Libye, Ansar al-Sharia (affiliée à Al-Qaïda), anciennement à Bengazhi avant l’opération Dignité, et une certaine nébuleuse de groupes djihadistes, affaiblis dans les combats face aux milices de l’ouest et aux forces d’Haftar, mais toujours en activité, notamment à Derna. La Libye, fort de cette instabilité nationale, est une plaque tournante de trafics, d’armes, d’humains et de migrants. Une Joint AU-EU-UN Taskforce s’est mise en place en novembre 2017 sous le pilotage de l’International Organisation for Migration (IOM) pour vider les centres de détention en Libye et rapatrier les réfugiés. L’IOM forme déjà 200 garde-côtes libyens et a établi six points de débarquement.

 

Conclusion : la médiation française

 

Dans cette situation sécuritaire et politique problématique, accentuée par la migration, des initiatives pour trouver un compromis ont déjà été mises en places. Outre le plan de l’ONU de 2015, le 29 mai 2018, le président français a tâché de recevoir les différents protagonistes pour aboutir à la tenue d’élections, en invitant le maréchal Haftar, le chef du gouvernement d’entente nationale Fayez al-Sarraj, le président de la Chambre des représentants de Tobrouk Aguila Salah Issa, et le chef du Haut conseil d’Etat, plutôt acquis au Parlement de Tripoli. Il s’agit de se concerter et de convenir d’une base légale pour le mois de septembre permettant de mettre en place des élections pour le mois de décembre.

 

Outre le fait que les quatre invités n’ont rien signé et ont juste convenu de déclarations communes, plusieurs problèmes ont été relevés. Pour Misrata, le fait qu’ils ne soient pas représentés, contrairement à Haftar marchant à côté du président de la Chambre des représentants, est un problème. Comme beaucoup d’opposants au maréchal, ils craignent qu’il se reverse dans la politique en profitant de sa prééminence au sein de l’Armée nationale libyenne. Par ailleurs, pour la tenue d’élections, le manque d’autorité centrale et de contrôle des territoires empêche de s’assurer de la tenue d’élections régulières, sans fraude et en toute sécurité, sachant que dans certaines régions les combats font toujours rage, empêchant d’accéder ou même de mettre en place des urnes. La base légale reste aussi floue : la constitution provisoire après la chute de Kadhafi, un référendum ? Pour finir, les attentats de mai réalisés contre la commission électorale ayant fait 12 morts illustrent une situation bien loin d’être apaisée. Il est ainsi très tôt pour juger des potentiels résultats concrets issus de cette réunion.

 

Bibliographie :

  • ECFR (2017). « A quick guide to Libya’s main players », https://www.ecfr.eu/mena/mapping_libya_conflict
  • FRANCE INTER (2017). « Le fiasco français en Libye », Affaires sensibles, 15 mai, https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-15-mai-2017
  • HAIMZADEH, P. (2015). « Libye, combien de divisions? », Diploweb, 16 janvier, https://www.diploweb.com/Libye-combien-de-divisions.html
  • KHERAD, R. (2013). « Réflexions sur les conflits libyen et malien au regard des droits de l’homme et du droit humanitaire », Civitas Europa, n°31, 2013, p.89-107
  • MILES, T., AL-WARFALLI, A. (2018). « Neighborhoods hit and supplies cut in Libya’s Derna, U.N. says », Reuters, 31 mai
  • ONU (2011). Résolution 1970 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, S/RES/1970, 26 février, http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/1970(2011)
  • SHENNIB, G., EL-TABLAWY, T., VISCUSI, G. (2018). « Macron Brokers Libyan Consensus on December Elections », Bloomberg, 29 mai, https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-05-29/libya-rivals-reach-consensus-on-december-elections-adviser-says

 

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