De l’état de guerre à l’Etat – Léviathan, Thomas Hobbes (1651)

Dans le Léviathan de Thomas Hobbes (1588-1679), paru en 1651 après une période troublée pour l’Angleterre, au moment de l’English Civil War (1642-1651) opposant schématiquement royalistes proches des Stuart et parlementaires proches d’Olivier Cromwell, la « République (Commonwealth) ecclésiastique et civile » du sous-titre que le philosophe appelle de ses vœux illustre le lien entre protection et obéissance. Tout l’enjeu de l’auteur est de statuer sur la nature humaine pour expliquer l’intérêt que les êtres humains ont de s’associer au sein d’un Etat et d’abandonner une partie de leur liberté pour acquérir la protection et se protéger de la sédition. Nous vous proposons de revenir principalement sur cette genèse intellectuelle, en omettant la description de la République proprement dite de la seconde partie ou le traitement des deux dernières parties sur le lien avec la religion, qui a pourtant largement fait débat au moment de la publication. Une partie des idées développées dans cet ouvrage sont antérieures à la guerre civile, comme en témoigne l’écriture du De Cive (Du Citoyen) qu’il publie en latin en 1642.

 

Universitaire, traducteur de Thucydide, philosophe et exilé en France durant la guerre civile, Thomas Hobbes (1588-1679) a pensé l’Etat comme résultante d’un contrat, loin du droit naturel et de la devise aristotélicienne. Il choque ses contemporains sur son idée d’une souveraineté civile et est accusé d’athéisme, mais il est protégé par Charles II à partir de sa restauration en 1660.

 

I. De l’homme à l’état de guerre

 

Avant d’en arriver au regroupement des hommes, l’auteur s’attache à décrire empiriquement les sens, l’imagination, les passions et les désirs des individus. Il considère que malgré les différences qui existent entre plusieurs hommes, la nature les a fait pratiquement égaux de corps et d’esprit[1], et donc avec une égalité d’espoir d’obtenir la fin qu’ils souhaitent. Le portrait qui en résulte est assez pessimiste sur la nature profonde de l’être humain : l’homme est ainsi présenté comme ayant un penchant pour le pouvoir[2], un désir permanent et sans relâche, et qui est le moyen d’obtenir un bien futur. Si deux personnes convoitent le même bien, cela crée une défiance. Le pouvoir appelle le pouvoir : ainsi, il faut se rendre maitre par ruse ou par force d’un grand nombre d’hommes pour continuer de s’assurer de l’accomplissement de ses besoins. Les oppositions entre hommes peuvent prendre dès lors différentes formes : la guerre quand deux volontés de pouvoir s’opposent, l’hostilité lorsque les deux recherchent l’honneur, la discorde quand il existe une compétition pour les richesses. Les hommes sont ainsi rivaux en gains, défiants en sécurité, et fiers pour le maintien de leur réputation.

 

La destruction du Léviathan, gravure de Gustave Doré (1865). Le Léviathan est un monstre biblique à plusieurs têtes, souvent rapproché de l’enfer ou du chaos. Pour Thomas Hobbes, l’Etat s’apparente à ce monstre en tant qu’être massif inspirant la terreur. C’est néanmoins un dieu mortel : la sédition l’affaiblit, la guerre civile l’abat (chapitre XXIX).

 

En considérant ces informations, l’auteur décrit un état de guerre, un état théorique initial, où les hommes sont opposés les uns aux autres, « la guerre de tous contre tous », et où aucun pouvoir supérieur commun n’est capable d’inspirer suffisamment la peur pour arrêter cette situation. Cet état est défini comme un espace de temps où la volonté de combattre est au maximum : la sécurité n’est assurée que par soi, le danger de mort est permanent, la crainte est un sentiment usuel, et à ce titre, aucune activité laborieuse ou productive ne peut avoir lieu, car comment produire un bien qu’on est susceptible de perdre face à son voisin[3]. Comme nous l’avons vu dans l’approche réaliste des relations internationales, l’auteur décrit également les relations interétatiques, où les Etats sont vus comme des gladiateurs dans une grande arène, et où les possesseurs d’autorité souveraine se regardent avec défiance. Que ce soit sociétal ou international, l’état de guerre théorique de Thomas Hobbes illustre que sans pouvoir commun, il n’y a ni loi, ni distinction entre bien et mal.

 

II. Résolution de l’état de guerre

 

Pour sortir de cette situation qui mène à une impasse, les hommes, dans leur recherche du droit naturel de paix et de l’assurance de leur sécurité, passent des contrats ou des conventions, qui mènent à la création d’un Etat, de la République au sens de chose publique. C’est ce contrat qui fonde la justice, qui opère la distinction entre bien et mal, et qui est fondée sur la terreur du châtiment, empêchant les hommes de rompre les conditions du contrat[4]. Le pouvoir commun de la République, dans les mains d’un individu ou d’un groupe d’individus, doit ainsi être suffisamment fort et craint pour maintenir cette situation : le rôle de ce monstre sacré, de ce Léviathan, est de rassembler en son sein la volonté de tous autour de la souveraineté, et de diriger l’action des individus vers l’intérêt commun[5]

 

Frontispice de l’oeuvre, l’Etat tient en main l’attribut du pouvoir militaire et celui du pouvoir religieux. Sa souveraineté lui permet de se rendre maitre du territoire représenté. Ce dieu mortel surplombe les individus, et surplombe également le pouvoir religieux, le soumettant en partie à sa volonté, ce qui n’a pas manqué de provoquer l’ire de ses contemporains.

 

Ce Léviathan est décrit plus simplement comme un homme artificiel, à la stature et force supérieure à celle d’un homme, et dont l’objectif premier est de protéger, de défendre, et de favoriser richesse et prospérité à l’ensemble de ses membres. La souveraineté est l’âme artificielle qui l’anime, la loi représente sa raison, les jointures et les nerfs représentent ses magistrats qui exécutent ses ordres et apportent récompenses ou punitions. La concorde désigne sa bonne santé, la sédition le rend malade, la guerre civile le tue. Pour l’auteur, le Léviathan illustre le lien entre obéissance et protection.

 

Conclusion

 

Le postulat de la sécurité de tous anime la pensée de l’auteur : seul l’Etat est susceptible d’apporter cette sécurité. Pour fonder cette république ecclésiastique et civile, il s’attache à en décrire les différentes parties dans le deuxième segment de son ouvrage, avant de traiter du lien complexe à maintenir avec la religion, sur qui le pouvoir souverain ne repose plus. La pensée de Thomas Hobbes se retrouve à l’origine de la pensée réaliste des relations internationales : la défiance des Etats, leur intérêt pour leur propre sécurité, leur état conflictuel. Thomas Hobbes et les autres penseurs contractualistes semblent ainsi prendre le contrepied d’Aristote : l’homme n’est pas un animal politique, et le faire société n’est pas inné, d’où le besoin de contractualiser la relation entre les hommes. Mais tel un dieu mortel, la sédition guette

 

Notes :

  • [1] Chapitre XIII
  • [2] Chapitre X
  • [3] La formule ancienne « l’homme est un loup pour l’homme » est écrite par Hobbes dans le De Cive (1642).
  • [4] Chapitre XIV : De la première et de la seconde lois naturelles, et des contrats / Chapitre XV : Des autres lois de nature
  • [5] Chapitre XVII : Des causes, de la génération et de la définition d’une République

 

Bibliographie :

  • HOBBES, Thomas, De Cive, 1542
  • HOBBES, Thomas, Leviathan, 1651

 

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