La robotisation du champ de bataille (Conflictualité)

Dans la nouvelle série Conflictualité, dans la partie « Géopolitique et Actu » de mon site internet, j’étudie un concept ou un thème appliqué à la guerre contemporaine, et qui fait l’objet d’un article synthétique prenant des formes diverses et variées. Pour ce premier épisode, nous allons nous pencher sur la robotisation du champ de bataille.

 

Introduction

 

La robotisation militaire est un fait contemporain de la guerre : réduction des effectifs, améliorations technologiques, besoins en frappes de précisions et en renseignement, ces causes rentrent dans les nouvelles conflictualités. Les luttes interétatiques se raréfient, au profit des luttes internes, et lorsque l’adversaire livre une guerre asymétrique aux Etats disposant d’une armée professionnelle technologiquement avancée, le recours à la technologie est nécessairement plus important. La doctrine militaire évolue en même temps, car les nouvelles conflictualités n’effacent pas les anciennes, et l’utilisation de la robotique rentre dans le mode de fonctionnement des armées (EMAT, 2016). L’augmentation de ces moyens technologiques nous pousse à nous demander s’il existe de vraies limites à la robotisation des champs de bataille contemporains.

 


Une photo d’un drone Predator (Source : RFI). Construits par General Atomics, et volant pour la première fois en 1994, il s’agit d’un MALE UAS, c’est-à-dire d’un medium-long altitude unmanned aircraft system. Télépiloté à distance, il peut faire de la reconnaissance, et a été progressivement armé avec des missiles pour lancer des frappes chirurgicales. Le drone de combat est une donnée acquise dans les systèmes militaires contemporains, et se décline en un certain nombre de variantes, du petit drone utilisé par un groupe de combat dans un environnement urbain à celui qui peut rester autonome pendant plusieurs heures. Signalons que pilote de drone ou opérateur drone est une des nombreuses spécialités (au sens de spécialisation) de l’armée de terre française.

 

Définition

 

La robotisation est le fait de confier à des robots des tâches humaines. Le robot est une machine programmable, dotée de capteurs, et qui réagit à son environnement, en réalisant des tâches avec un certain degré d’autonomie, télépiloté ou non (Jeangène Wilmer 2013, « Robotisation… »). Sur le champ de bataille, on déléguerait ainsi une partie des méthodes militaires de la guerre à des machines automatisées, des robots anti-IED aux drones, armés ou non, produisant renseignement, déminage, frappes ciblées, ou réponses militaires automatisées en fonction des algorithmes de fonctionnement.

 


Nous avons parlé du système anti-missiles polémique, le THAAD, installé en Corée du Sud pour les raisons que l’on sait. On peut aussi parler du fameux Dôme de Fer (Iron Dome) israélien, un système de défense aérien qui se décompose là-encore entre : un radar servant à détecter les missiles qui pourraient être lancés de la Bande de Gaza par le Hezbollah à destination du territoire israélien ; un ordinateur et terminal qui analyse la trajectoire et les potentialités diverses des projectiles (Battle Management & Weapon Control, ou BMC) ; un lanceur de missiles d’interception TAMIR (20 par batterie). Les trois éléments sont perpétuellement en contact (Source de l’image : Toronto Star)

 

La robotisation du champ de bataille

 

En constante augmentation, on distingue diverses catégories de robots militaires. Les drones, ou UAV, ont différentes tailles, du nano au HALE, capable d’emmener des centaines de kilos d’armement et d’opérer en très haute altitude, en passant par le drone de combat urbain utilisé par les troupes au sol. Des systèmes d’armes automatisées existent, pour la défense CIWS (tir défensif anti-missiles), mais aussi pour la garde de camp ou l’assaut de positions. Des véhicules automatisés commencent à être développés. Les programmes d’armement se multiplient. Plus de 90 pays possèdent des drones. Les Etats-Unis en ont plus de 10 000, la France une soixantaine. Les démonstrations se multiplient : Chine, Iran. Les rapports les plus récents étudient la possibilité d’utiliser les drones en essaim. Mais la disponibilité technologique fait que les robots sont aussi utilisés par les groupes d’insurgés. La robotisation partielle du champ de bataille est un fait.

 


Ce petit robot, appelé Minirogen, est utilisé par les troupes françaises du génie pour faire de la reconnaissance et de la destruction à distance d’IED (pour Improvised Explosive Device) (Source de l’image : RP Defense).

 

Problèmes posés

 

  • Ethique : comment accepter la distance entre l’opérateur et la cible ? Et si l’autonomie du robot armé est totale, comment accepter de déléguer le soin de donner la mort à des machines et des algorithmes ?
  • Jus in bello : comment confier à un robot le soin de choisir lui-même ses cibles ? Peut-il discriminer et suivre les règles du droit des conflits armés, au même titre que les armées ?
  • Territoire et population : les UAVs armés peuvent-ils être par eux seuls les outils de la résolution d’un conflit, même sans contact avec la population et avec le territoire ? Peut-on s’affranchir des hommes dans une situation de conflit ?
  • Jus ad bellum : le recours aux drones permet des interventions plus fréquentes, car il est plus facile d’engager des drones que des troupes armées. L’utilisation du drone peut-il faire oublier le processus démocratique de nos sociétés occidentales sur l’entrée dans un conflit, puisque cela n’implique pas d’envoyer des humains de chair et de sang ? Où sont les limites politiques de l’engagement militaire à travers l’utilisation de la robotique ?

 


Il existe déjà des tourelles automatisées, et des systèmes de surveillance automatisée, un peu plus performant que les caméras des supermarchés. Le Samsung SGR-A1 est un robot-sentinelle destiné à avoir une réponse automatisée en cas de crise et à être installé à la frontière entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Il est encore en projet, et sera armé. Il n’est pas le seul robot de surveillance relié à un système d’armement qui existe aujourd’hui. (Source de l’image : Hitek (la vidéo ajoutée à l’article, en anglais, est un brin plus fouillée que l’article)).

 

Limites de la robotisation

 

a) Un combat déshumanisé ?

 

Les limites éthiques et de droit sont des faux problèmes. Les drones et les robots sont des armes au même titre que les autres, frappant à distance, télécommandés ou non par des opérateurs appliquant le principe de proportionnalité, quand ils sont utilisés par des pays souhaitant respecter le droit international (Jeangène Vilmer, 2013 « Légalité… »). Malgré cette vision, l’utilisation des drones et des véhicules sans pilotes fragilise au sein des populations la légitimité de l’action violente, face à cette intrusion déshumanisée de l’espace aérien (Pakistan).

 

b) Une faible emprise sur le milieu

 

Justement, ces limites rejoignent celles de l’espace aérien ou de l’utilisation robotique. Tenir une position, accompagner les forces d’attaque au sol pour les robots, servir dans le combat urbain et faire de la reconnaissance aérienne et des frappes ciblées pour les drones, les robots sont des soutiens des forces, des accessoires technologiques, qui ne remplacent en rien les soldats. Les drones aériens sont vulnérables aux attaques aériennes pilotées, ceux au sol aux attaques au sol. Ils ne peuvent pas tenir une position sans opérateurs et troupes au sol face aux risques de piratage, n’ont pas de contact avec les populations locales.

 

c) Un risque politique

 

Les frappes téléguidées au Pakistan des Etats-Unis ont été réalisées par la CIA sans que le Congrès ait son mot à dire. C’est un précédent dangereux, qui nous pousse à nous demander à partir de quand l’utilisation des drones est tolérée, pour savoir quand l’usage de la force est possible. Le risque est celui d’un seuil de violence diminué et d’une ingérence robotique problématique si elle n’est pas cadrée par les armées. Malgré tout, le droit évolue ces derniers temps sur l’utilisation des drones, permettant d’esquisser un futur consensus. Le drone doit être un outil, et non une fin (Noël, 2013).

 

En guise de conclusion : des limites établies, et à établir

 

La robotisation du champ de bataille est un fait militaire récent, mais n’est pas en soi une révolution. Le robot est une arme, employé dans des actions militaires « classiques » : renseignement et frappes ciblées par téléguidage. Il instaure une distance plus importante encore, mais reste proche du droit des conflits. En tant qu’arme, il ne règle pas les conflits, et dépend très fortement du facteur humain. Cette arme possède aussi ses vulnérabilités : piratage, et destruction facile si détectée.

 


Le MAARS, ou Modular Advanced Armed Robotic System, fait partie des UGV pour unmanned ground vehicle, et est destiné à la reconnaissance, et même à l’acquisition de cibles. Il peut accompagner les forces au sol et fournir un appui-feu. (Source de l’image : Sarna.)

 

Le souci est l’utilisation que la politique en fait. Puisqu’employer des drones est moins coûteux en vie humaine, son utilisation parait aller de soi. Mais les technologies de furtivité, l’ingérence et l’utilisation des drones sans en référer aux instances démocratiques ou internationales sont des violations claires du droit des conflits. Le drone est une arme, et doit être considéré comme telle dans les questions d’ingérence et de droit. La doctrine militaire s’adapte à cette utilisation robotique sur le champ de bataille, mais la doctrine politique doit faire de même pour l’inclure dans le droit international.

 

Bibliographie

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  • FLI, 2015, Autonomous Weapons: an Open Letter from AI & Robotics Researchers
  • JEANGENE WILMER, J.-B., 2013, « Légalité et légitimité des drones armés », Politique Etrangère, 3, p.119-132
  • JEANGENE WILMER, J.-B., 2013, « Robotisation et transformations de la guerre », Politique Etrangère, 3, p.80-89
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