Auxiliaires et mercenaires de Philippe V (5/) – La Légion face à la Phalange

(Cette série d’articles est reprise de mon mémoire de recherche intitulé La Légion face à la phalange. L’armée des derniers rois antigonides face aux conquêtes romaines, à travers l’oeuvre de Tite-Live, et soutenu en 2017 à Paris-Sorbonne, sous la direction de M. François Lefèvre.)

 

A côté des armées nationales, et en particulier de l’armée antigonide dont la composante macédonienne est considérée par M. Launey comme assez élevée[1], on trouve des soldats professionnels venant compléter les effectifs, et des auxiliaires répondant à l’appel du combat. Ces deux catégories de combattant permettent de diversifier les méthodes de combat macédoniennes, et nous verrons d’ailleurs que l’infanterie légère et l’infanterie à distance concernent la majorité des troupes mercenaires employées : si les peltastes et la phalange représentent l’infanterie lourde[2], avec tout ce que cela implique de lourdeur[3], leur pendant léger permet de pallier ce manque.

Lorsqu’on oppose la phalange à la légion, on oublie souvent que d’un côté comme de l’autre, les auxiliaires et les mercenaires complètent les effectifs. Les deux arts de la guerre concurrents incluent dans leur mode de fonctionnement même la présence d’étrangers. Reste à voir comment cette présence s’affirme dans l’armée antigonide vue par Tite-Live.

 

Cette augmentation des effectifs par ce biais renvoie ainsi à la pensée de Launey sur les besoins en hommes des armées hellénistiques :

« les Etats hellénistiques, notamment les monarchies, font flèche de tout bois pour faire face aux besoins en hommes que leur imposent leur politique extérieure et le maintien même de leur autorité »[4].

 

I. Les alliés dans l’armée

 

a) Occurrences

 

Noms des peuples concernésCitations de Tite-Live
Acarnaniens31.14 et 33.14 (citations 32 et 106)
Achéens27.30, 27.31, 27.32 et 28.8 (citations 12, 13, 14 et 19)
Béotiens33.14 et 33.27 (citations 106 et 114)
Bithynie27.30 (citation 12)
Carthaginois27.30, 28.7 et 28.8 (citation 12, 18 et 189)
Thessaliens33.7, 33.14 et 33.18 (citations 99, 106 et 110)

 

Les soldats et navires auxiliaires dans l’armée antigonide

 

 Les auxiliaires sont des corps de troupes destinés à apporter une aide militaire à un corps d’armée principal, en l’occurrence ici les Macédoniens.

Les peuples qui ont fourni à Philippe V des navires sont les Achéens, les Bithyniens et les Carthaginois. Ceux qui ont fourni des forces terrestres sont les Acarnaniens, les Achéens, les Béotiens et les Thessaliens. Nous n’allons pas voir ici l’aspect politique de ces alliances[5].

 

b) Les Bithyniens et les Carthaginois, l’alliance navale

 

Les Bithyniens soutiennent les Macédoniens depuis qu’Attale s’immisce à Egine, et fournissent 20 naues, que nous avons assimilés à des lemboi[6].

Les Carthaginois fournissent une classis depuis le traité de 215, mais Tite-Live ne la met jamais en action, excepté lors des raids en Etolie dans la Première Guerre de Macédoine[7]. Cette flotte est un appoint insuffisant pour l’effort militaire naval antigonide, mais les Carthaginois étaient après tout occupés en Occident.

 

c) Les Acarnaniens et les Béotiens, l’alliance terrestre

 

Les premiers sont très hostiles aux Etoliens et en constante situation de conflit avec[8], et les seconds ont toujours été fidèle à la Ligue Hellénique, en plus d’avoir une élite politique pro-macédonienne qu’on retrouve en la personne de Brachyllès[9], commandant du contingent béotien de l’armée antigonide[10] et ancien homme fort sous Antigone Doson[11]. Les Antigonides fournissent des auxiliaires aux Acarnaniens quand ceux-ci ravagent le territoire d’Athènes après la mort de deux compatriotes[12].

 

Parmi les 6000 soldats de la garnison de Corinthe[13], on trouve 1000 Acarnaniens[14], Béotiens et Thessaliens. Ils portent le scutum, dans le sens de bouclier long ou tout simplement de bouclier puisque nous avons déjà vu comment Tite-Live rapporte l’armement étranger à des termes latins. Il essaie dans ce cas précis de rendre le grec θυρεοφόροι.

D’après M. Launey, les Acarnaniens sont réputés pour leurs ἀκοντισταί (akontistai)[15]. Quant aux Béotiens, M. Launey utilise le travail de M. Feyel[16] pour distinguer les thyréaphores des πελτοϕόροι (peltophores) : ces derniers sont armés à la macédonienne. Dans notre passage corinthien, M. Launey identifie des θυρεοφόροι (thyéraphores)[17], armés d’une lance, d’une courte épée et d’un bouclier ovale[18].

 

Ces auxiliaires légers sont donc un ajout intéressant pour compléter la lourde phalange, mais les effectifs ne seront jamais les mêmes que ceux des mercenaires. Et si Corinthe compte 42% d’auxiliaires, c’est plus par sa position et par le fait que l’armée antigonide concentrant troupes nationales et mercenaires s’est concentrée en Thessalie.

 

d) Les Achéens, l’alliance du début

 

Ils n’apparaissent jamais comme des auxiliaires en tant que tels. On les voit toujours se battre avec des contingents séparés de ceux des Macédoniens. Ils représentent la dernière grande force de la Ligue Hellénique au moment de la Première Guerre de Macédoine, avant que celle-ci ne devienne lettre morte, d’autant plus lorsque les Achéens rejoignent les Romains[19].

Philippe laisse des hommes pour se battre avec les Achéens[20] et se fait accompagner d’eux en Elide[21]. Les Achéens tiennent le Péloponnèse et tiennent surtout les arrières des Etoliens, ce qui en fait des alliés importants pour Philippe, qui n’a pas l’air de réclamer de contingents achéens dans son armée.

Ils fournissent aussi à Philippe quelques navires : cinq longae naues[22], puis trois quadriremes et trois biremes[23]. Ces ajouts sont bien sûr très limités compte tenu du potentiel et des besoins maritimes de la marine de Philippe V.

 

e) Les Thessaliens, l’alliance forcée

 

Depuis le règne de Philippe II (359-336), le roi de Macédoine est nommé archonte à vie par les institutions thessaliennes, et ce jusqu’en 196, lorsque les Jeux Isthmiques proclament la liberté de tous les Grecs[24]. Nul doute que leur participation à l’effort de guerre est demandée, d’autant plus que la Thessalie est située entre l’Epire à l’ouest, la Macédoine au nord, et la Grèce centrale au sud. Elle est souvent concernée par les mouvements de troupe durant les deux premières Guerres de Macédoine[25].

Launey remarque que les sources littéraires délivrent bien peu de mentions d’auxiliaires thessaliens. On peut tout de même raisonnablement penser que lorsque nous avons affaire à une des meilleures cavaleries du monde grec[26], son rôle ne doit pas être réduit à quelques mentions dans les œuvres littéraires. Les equites macédoniens, notamment ceux qui jouent le rôle d’une cavalerie de choc, sont sûrement accompagnés de cavaliers thessaliens, inclus ou non dans les chiffres.

 

Quoi qu’il en soit, les Thessaliens apparaissent clairement comme des cavaliers menés par le dux Athénagoras avec les cavaliers macédoniens et les mercenaires pendant l’escarmouche précédant la bataille aux Kynos Képhalaï[27].

Parmi les 1000 hommes armés du scutum à Corinthe sous le commandement d’Androsthénès, on distingue des Thessaliens[28]. Launey identifie des psiloi, donc une infanterie légère telle que nous l’avons décrite pour les Béotiens et les Acarnaniens, notamment pour les premiers, puisqu’il émet l’hypothèse que le scutum correspond au thyréos qui équipe les thyréophores béotiens. Par ailleurs, on note la présence de 800 auxiliaires non spécifiés. Dans cette période où les alliés de la Macédoine se font extrêmement rares, on peut supposer qu’on retrouve des cavaliers thessaliens.

Enfin, en Pérée rhodienne, sous le commandement de Dinocrate, on retrouve des cavaliers thessaliens engagés comme auxiliares et qui tiendront les flancs de l’armée pendant la bataille[29]. Notons au passage que ces auxiliaires tenaient la ville de Stratonicée, agissant comme une garnison antigonide.

 

Cette présence des Thessaliens en 197 non seulement aux Kynos Képhalaï, mais aussi en Pérée rhodienne et à Corinthe, montre que l’utilisation des auxiliaires thessaliens est particulièrement développée, même pour les engager loin de leur territoire. De plus, nous avons ces précisions, mais nous avons aussi ce qui n’est pas précisé, notamment concernant les effectifs de cavalerie. Vu le potentiel de la cavalerie de choc que nous avons étudié, on suppose qu’on retrouve à chaque fois des auxiliaires thessaliens agissant avec le gros de l’armée, ce qui peut perturber notre décompte des effectifs de la cavalerie.

Après tout, une légion romaine comprend des cavaliers romains et des cavaliers auxiliaires[30]. Reste à voir si les effectifs que nous avons étudié précédemment comprennent ou non des thessaliens, ce qui nous permettrait de réduire la part macédonienne. Toutefois, sans preuves tangibles, nous ne pouvons pas nous prononcer sur ce cas.

 

II. Les contingents militaires étrangers

 

Garlan dit des mercenaires de l’époque hellénistique la chose suivante :

« garants du pouvoir monarchique, concentrés dans les citadelles urbaines, postés aux frontières ou disséminés dans les campagnes, tour à tour et souvent à la fois protecteurs et oppresseurs, ce sont eux qui confèrent puissance, gloire et richesse, eux qui ne sont ni citoyens ni sujets, mais de simples instruments de domination étrangers au jeu politique »[31]

L’utilisation des mercenaires dans les garnisons ne fait aucun doute, et ils peuvent être à juste titre être considérés comme des instruments de domination, au service notamment des rois hellénistiques.

 

a) Occurrences

 

Noms des peuples concernésCitations de Tite-Live
Agrianes / Agriens[32]28.5 et 33.18 (citation 16 et 110)
Bastarnes40.57 (citation 191)
Cariens33.18 (citation 110)
Crétois31.35, 31.36, 31.37, 31.39, 32.40, 33.14, 33.18 (citations 50, 51, 52, 54, 92, 106, 110)
Illyriens33.14 (citation 106)
Thraces31.26, 31.39, 32.25, 33.14, 33.15, 33.18, 37.39, 39.24, 39.34, 40.3  (citations 41, 54, 82, 106, 107, 110, 155, 166, 172, 178)
Tralles27.32, 31.35, 33.4 (citations 14, 50, 96)

 

Nationalités des mercenaires antigonides dans Tite-Live

 

Les mercenaires sont rarement appelés en tant que tels par Tite-Live, et ce dernier fait valoir la composition ethnique de ces corps de guerriers agissant avec le gros de l’armée antigonide dans des opérations un peu plus variées que celles des phalangites. Tite-Live parle pour les Antigonides de mercenarii[33]et de mercedes[34], donc de soldats disposant d’une solde et composés d’éléments étrangers, puisqu’à l’époque, même le phalangite dispose d’une solde.

Nous ne disposons pas toujours dans les œuvres littéraires d’informations précises, et c’est l’analyse épigraphique de Launey pour de nombreux décrets de garnison qui révèle la composition exacte de ces garnisons. Dans Tite-Live, ces mentions sont plus occasionnelles, et désignent rarement des garnisons, sauf dans le cas de Corinthe, assez détaillé comme nous l’avons déjà vu.

Outre les mercenaires engagés dans les marchés de mercenaires[35], on trouve aussi ceux engagés à partir de contrats ou d’alliance avec des cités ou des chefs politiques. Les Crétois, mercenaires réputés dans le monde grec, traitent en effet avec les puissances qui veulent s’adjoindre leurs services.

Quant aux Thraces, les expéditions de Philippe V et les luttes tribales qui ont cours ont permis à Philippe d’obtenir un réservoir d’hommes et de nouer des relations personnelles avec des princes thraces. Moyennant finance, il est possible de s’adjoindre leurs services. Cet usage des Thraces va de plus en plus loin pendant le règne de Philippe V, qui finit par les instituer en colons militaires vers la fin de son règne.

 

Quoi qu’il en soit, avant de voir le recrutement des mercenaires[36], nous allons nous intéresser à l’origine ethnique et au type de combattant mercenaire employé dans l’armée antigonide.

 

b) Bastarnes, Cariens, Illyriens, des mercenaires occasionnels ?

 

Les Bastarnes sont des guerriers germains nomades venant du Danube, au nord de la Thrace[37]. Selon Tite-Live, Philippe traite avec eux pour les mener en Dardanie, et s’installer à la place des Dardaniens[38]. Avoir des guerriers avec qui on a des relations personnelles grâce à des dons de terres permet d’y puiser des hommes pour la guerre. D’autant plus que cette réserve d’hommes est censée occuper les terres des plus féroces ennemis des Macédoniens[39]. Toutefois, ce n’est qu’à la mort de Philippe V en 179 qu’ils se mettent en marche, ce qui retarde considérablement la mise en place du plan, et accentue les péripéties de leur voyage. Ils ne serviront que sous Persée.

Ils forment ce que Launey appelle des « parabotes » : des unités capables de suivre individuellement un cavalier en allant à pied. Un ajout intéressant pour l’infanterie légère.

 

Les Cariens viennent de l’Asie mineure, ce qui explique leur utilisation en Pérée rhodienne. Les rois hellénistiques utilisent toujours la main d’œuvre guerrière à leur disposition pour des fonctions de garnisons ou pour servir de mercenaires, notamment pour les Séleucides et les Lagides qui ne disposent pas d’une composante majoritaire de Macédoniens ou de Grecs[40].

Ils servent en Pérée rhodienne dans les garnisons et constituent dans le dispositif de Dinocrate le centre de l’armée : il ne s’agit pas d’infanterie légère classique, mais sûrement d’une infanterie de ligne[41].

 

Le conflit avec Rome prend ses racines dans les guerres illyriennes, Rome tentant de juguler ce peuple à proximité immédiate de la botte italique, et les Macédoniens voulant faire la même chose, en plus d’obtenir un accès à une seconde mer. Le chef illyrien Scerdilaedos sera très longtemps l’allié de Rome.

A Corinthe, on trouve 1200 Thraces et Illyriens. Ces Illyriens sont donc employés dans les garnisons, et comme unité d’infanterie légère réputée[42]. M. Launey se demande s’il ne s’agit pas de Trales. Quoi qu’il en soit, les mentions d’Illyriens sont plus rares que celles des Thraces, et ce même dans Polybe : le monde illyrien est réputé d’après M. Launey pour être moins accessible que le monde thrace en matière militaire.

 

La proximité des foyers de peuplement permet au pouvoir monarchique de puiser dedans pour en sortir des guerriers professionnels : c’est le cas des Cariens, des Illyriens, mais ce sera surtout le cas pour les Thraces. Nous voyons aussi que les mercenaires recrutés font partie très souvent de l’infanterie légère, et se retrouvent dans les garnisons.

 

c) Les mercenaires alliés crétois

 

Les Crétois représentent un autre type de contrat. Si les précédents peuvent se faire à partir de groupes de mercenaires ou de groupes ethniques, les Crétois lient le tout à leur organisation civique. Ce n’est qu’à partir de traités entre le roi et des villes crétoises que les contingents de Crétois peuvent fouler le sol de la Grèce avec l’armée antigonide, ou au sein des garnisons. Hommes de tous les combats, les Crétois sont réputés pour leurs archers et fournissent des contingents à de très nombreuses armées[43]. Ils apparaissent dans Tite-Live aussi bien chez les Antigonides que dans les autres nations.

           

Près d’Ottolobos, 300 Crétois accompagnent les 400 Tralles et les 700 equites macédoniens dans une opération de harcèlement et de provocation de l’ennemi pour préparer une embuscade[44]. Quelques jours plus tard, les cavaliers et les Crétois partent surprendre les fourrageurs romains[45]. Serrés les uns contre les autres, les Crétois délivrent des volées de flèches sur les fuyards romains[46].

Dans les gorges de l’Eordée, Philippe prépare son armée pour bloquer le passage aux Romains : les Crétois sont dits redoutables contre la cavalerie, mais beaucoup moins face aux légionnaires et au scutum. Suivant leur réputation d’ingéniosité, ils préfèrent jeter des pierres pour occasionner des dommages contondants plutôt que perçants[47].

Outre les 600 Crétois d’Argos que récupère Nabis[48], on trouve 800 Crétois dans la garnison de Corinthe[49]. Finalement, on en trouve aussi en Pérée rhodienne sous le commandement de Dinocrate[50].

 

Infanterie légère, capable de suivre les cavaliers au combat, les Crétois sont bons pour provoquer l’ennemi, le harceler et le pousser à rompre les rangs avec leurs sagittae. Ce sont aussi des fourrageurs et des pillards : ceux de Pergame faisaient du butin un peu plus loin que les Pergaméniens, ce qui leur a permis d’apercevoir les troupes de Philippe et de faire réembarquer les troupes[51]. Leurs flèches perçantes sont utilisées pour tuer les fourrageurs isolés à Ottolobos, ou pour blesser le gros des troupes[52].

Dans le passage des gorges de l’Eordée, Tite-Live décrit même comment les sagittae sont capables de percer les chevaux et les cavaliers romains[53], tandis que les dommages sont limités face au scutum romain et à la fameuse formation en testudo.

En plus d’être des pillards et des archers émérites et réputés dans le monde grec, Tite-Live nous présente les Crétois comme des guerriers de circonstance, qui face à l’avancée romaine posent leurs arcs pour s’improviser frondeurs, ce qui est plus efficace face au scutum que les sagittae pour bouleverser la formation en testudo.

 

Les Crétois ne sont jamais plus de 800 dans l’armée antigonide, et servent aussi dans les garnisons. Nul doute que le spécialiste du combat Polybe a inspiré plus d’une description de ces harceleurs et escarmoucheurs de première classe à Tite-Live.

 

d) Les mercenaires ou les colons Thraces ?

           

Les peuplades nommées

 

Les Agrianes[54] vivent entre la Péonie et la Thrace, et sont réputés militairement comme des akontistai et des archers[55]. Du fait de la proximité de la Macédoine et des terribles Dardaniens, ils sont parfois engagés, on s’en doute, pour des opérations frontalières. Ils sont 500 à protéger l’île d’Eubée en 207[56] et sont présents en Pérée rhodienne en 197 sous le commandement de Dinocrate[57].

 

On trouve deux orthographes pour l’ethnique Tralle/Trale, et M. Launey préfère la seconde forme[58]. Tite-Live indique à deux reprises qu’il s’agit d’Illyriens, Strabon parle de Thraces[59]. M. Launey penche pour la seconde forme : le grec Strabon, ses nombreux voyages et son maître témoignent en sa faveur.

Devant Dymè, les Trales constituent l’avant-garde et se heurtent aux Etoliens[60]. Les Trales sont au nombre de 400 près d’Ottolobos, et agissent avec les cavaliers et les Crétois[61]. Les Trales font ensuite partie du décompte des forces de Tite-Live avant la bataille aux Kynos Képhalaï[62].

 

La participation de ces deux peuples dans l’armée antigonide est un marqueur pour expliquer la présence de Thraces dans l’armée en tant que mercenaires, puis en tant que colons militaires (ou assimilés). Il s’agit de recruter la population vivant aux frontières ou de nouer des relations personnelles avec les princes thraces, exactement comme pour la protection du limes romain sous l’Empire. Les mentions que nous voyons ensuite concernent des Thraces génériques, sans ethnique, montrant à quel point les ambitions militaires de Philippe se tournent vers ce réservoir de population et de troupes militaires qu’est la Thrace[63], au sein d’un foisonnement ethnique et tribal qui ne permet pas d’être très précis, que ce soit dans le récit de Polybe ou dans celui de Tite-Live, qui poursuivent leurs propres démarches d’historiens.

 

Les Thraces

 

Le praefectus Philoclès dirige vers 200 un groupe de 2000 soldats composés de Macédoniens et de Thraces pour ravager le territoire d’Athènes[64].

Les Thraces porteurs de rumpiae sont présents aux gorges de l’Eordée[65]. Quand Philoclès emmène une partie de la garnison de Corinthe à Argos pour prendre la ville favorable aux Antigonides, il dispose de Thraces : ceux-ci exécutent un groupe d’Achéens avec leurs telae[66].

Les Thraces et les Illyriens sont au nombre de 1200 sous les ordres d’Androsthénès[67]. Au vu des effectifs limités des Illyriens employés, on peut penser que plus de 50% de ces 1200 soldats représentent des Thraces. Quand Androsthénès pille le territoire autour de Sicyone, l’armée de l’Achéen Nicostrate attaque soudainement, et les Thraces sont les premiers à être engagés : ils constituent l’avant-garde de l’armée, comme les Crétois. Pendant la bataille, des cavaliers thraces ravagent le territoire de Sicyone[68].

En Pérée rhodienne, les Thraces qui sortent des garnisons agissent sur les ailes de l’armée de Dinocrate, avec les Crétois et les cavaliers[69]. Fin 190, Philippe permet aux troupes romaines de traverser la Thrace en négociant avec les peuples locaux et en leur assurant le ravitaillement. Il fournit aussi un contingent de 2000 Macédoniens et Thraces : la mise au même plan de ces deux peuples n’est pas évidente, mais cela permet de montrer la part importante des contingents thraces de l’armée antigonide[70].

A deux reprises[71], Tite-Live parle de l’utilisation de thraces en tant que colons militaires, pour habiter certaines zones de la Macédoine et pour servir de main-d’œuvre militaire. Quant à l’affaire de Maronée de 184, où des massacres ont lieu dans la cité alors que les Romains ont prévenu que la garnison antigonide devait quitter la ville, on retrouve des Thraces[72].

 

Ces Thraces représentent ainsi des garnisons, des cavaliers, de l’infanterie légère. Ce sont des akontistai, des equites, et certains portent l’arme à deux mains appelée rumpia : ce sont des troupes légères capables d’être utilisées sur les flancs de l’armée antigonide la plupart du temps. D’autant plus qu’au fil des conquêtes de Philippe V, la Thrace devient le centre de son attention, alors même que la Grèce lui échappe, que l’ouest est âprement disputé avec les Romains et que le nord est impossible à prendre du fait de la présence des Dardaniens. Certains sont même utilisés pour repeupler des zones macédoniennes ou pour établir de nouveaux contingents civiques.

Les liens personnels avec des princes thraces accordent au roi le droit de recruter des contingents réputés dans cette terre d’origine des peltastes. Le successeur de Philippe V, Persée, utilisera plus activement encore les contingents thraces à sa disposition.

 

Conclusion

 

Le besoin de compléter la phalange et les peltastes par de l’infanterie légère capable d’opérer sur les flancs, dans l’avant-garde, ou dans l’arrière-garde est important. Outre les auxiliaires, fruits des alliances politiques du moment ou d’une domination sans faille, on retrouve de très nombreux mercenaires, tirés de peuplades frontalières ou recrutés via des contrats faits sur les marchés ou avec des cités. Ils servent principalement à peupler les garnisons et sont des troupes professionnelles constamment levées, capable de maintenir la domination antigonide en toutes circonstances, lorsque le phalangiste-laboureur s’occupe de la terre.

Dans Tite-Live, la réflexion sur les auxiliaires et les mercenaires est inexistante. On se borne juste à constater la présence de tel ou tel peuple dans une garnison ou une armée. Et pourtant, de même que les Romains incluent dans leur légion une grande part d’auxiliaires capables de presque doubler l’effectif, les Macédoniens incluent aussi des éléments étrangers dans leurs contingents, généralement une infanterie légère complétant l’infanterie lourde, là où les Romains gardent des compositions de troupe assez semblables, la tripartition hastati / principes / triarii[73] ayant montré son efficacité à de nombreuses reprises. D’après Asclépiodote lui-même, le terme phalanx désigne la partie comme le tout. La phalange inclut dans son mode de fonctionnement la présence de troupes légères et de cavaliers agissant sur les ailes.

Les statuts des mercenaires et des auxiliaires ne sont aussi pas les mêmes. La force de Rome est peut-être d’utiliser des contingents de cités liés civiquement à Rome et disposant de forces comparables à celles des Romains, là où la différence est bien plus marquée entre les mercenaires grecs ou barbares menés par des chefs disparates et ne vivant que pour la guerre, une phalange de citoyens, et des contingents alliés venus honorer une alliance. C’est une des différences fondamentales dans les deux arts de la guerre concurrents.

 

Notes :

[1] LAUNEY, LAUNEY, M., Recherches sur les Armées Hellénistiques, Tome I et II, De Boccard, Paris, 1987 (1e éd 1951), 1315 p. : p.103 : « C’est de toutes les monarchies hellénistiques, la seule pour laquelle on puisse parler d’une armée nationale. »

[2]FOULON, E., « La garde à pied, corps d’élite de la phalange hellénistique », in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°1, mars 1996, p.17-31 : p.17-20 et 30-31

[3] Lourdeur de la mobilité, lourdeur de la formation, lourdeur de la discipline

[4] LAUNEY, op. cit., p.60

[5] Car il faudrait dès lors distinguer les alliances dues à la Ligue Hellénique de Doson, celles dues à un traité avec une cité ou une confédération, et celle qui apparaît obligatoire, notamment dans le cadre de Thessalie qui dispose certes d’une autonomie mais est belle et bien dominée par la Macédoine, le souverain de Macédoine étant le magistrat-en-chef de la confédération thessalienne à vie depuis Philippe II.

[6] Tite-live 27.30 (citation 12)

[7] Tite-Live 28.8 (citation 19)

[8] LAUNEY, op. cit., p.201-209

[9] Tite-Live 33.27 (citation 114)

[10]Militantes royaux : ceux qui servent comme soldat pour le roi.

[11] Il est assassiné par les pro-romains dans Tite-Live 33.28 (citation 115), et la responsabilité de Flamininus est assumée dans l’œuvre de Polybe.

[12] Tite-Live 31.14 (citation 32)

[13] Tite-Live 33.14 (citation 106)

[14] Et non pas les Thraces de la traduction.

[15] Lanceurs de javelots ; LAUNEY, op. cit., p.201-209

[16] FEYEL, M., Polybe et l’Histoire de Béotie au IIIe siècle avant notre ère, de Boccard, 1942, Paris, 329p.

[17] LAUNEY, op. cit., p.151-161

[18] LAUNEY, op. cit., p.160 : il parle de cet équipement comme celui de l’infanterie légère macédonienne. En réalité, nous avons vu que les Macédoniens sont toujours dans l’infanterie lourde. Cet armement se rapproche de celui des peltastes, qui comme nous l’avons vu représentent une troupe d’infanterie lourde.

[19] Tite-Live 33.22 (citation 79)

[20] Tite-Live 27.30 et 27.32 (citations 12 et 14) : 4000 puis 2500 auxiliaires antigonides.

[21] Tite-Live 27.31 (citation 13)

[22] Tite-Live 27.30 (citation 12)

[23] Tite-Live 28.8 (citation 19)

[24] LAUNEY, op. cit., p.212.223

[25] Par exemple lorsque les Athamans, les Romains et les Etoliens ravagent la zone après la défaite des gorges de l’Aoos dans Tite-Live 32.13 (citation 71)

[26] Polybe 4.8.10 ; les cavaliers thessaliens jouent aussi un rôle certain avec Pyrrhos et ses éléphants de guerre dans la botte italique, entre les batailles d’Héraclée de Lucanie (280), d’Ausculum (279) et de Beneventum (275).

[27] Tite-Live 33.7 (citation 99)

[28] Tite-Live 33.14 (citation 106)

[29] Tite-Live 33.18 (citation 110)

[30]CONNOLLY, Peter, Greece and Rome at War,  Greenhill Books, Londres, 1998 (1e éd. 1981), 320 p. : p.133-134 : pour les effectifs théoriques, une légion compte 300 cavaliers romains et 900 cavaliers alliés.

[31]GARLAN, Yvon, La Guerre dans l’Antiquité, Nathan Université, Paris, 1999 (1e éd. 1972), 231 p. : p.72

[32] Le terme « Agrien » est impropre et on peut penser à une erreur de traduction d’Annette Flober.

[33] Tite-Live 32.5 (citation 64)

[34] Tite-Live 33.4 (citation 96)

[35] Comme au Ténare (Laconie), cf. LAUNEY, op. cit., p.3-60 ou DUCREY, Pierre, Guerre et Guerriers dans la Grèce Antique, Hachette Littératures, Evreux, 1999 (1e éd. 1989), 318 p. : p.108-113

[36] Voire le chapitre suivant.

[37] LAUNEY, op. cit., p.418-421

[38] Tite-Live 40.57 (citation 191)

[39] Les Dardaniens font peser une menace constante sur les terres de Macédoine : Tite-Live 26.25, 27.32, 27.33, 28.8, 31.38, 31.40, 31.43 et 33.19 (citations 6, 14, 15, 19, 53, 55, 58 et 111)

[40] On a déjà parlé de l’exception antigonide : « le seul royaume qui dispose d’une armée nationale d’Européens », LAUNEY, op. cit., p.56

[41] Nous avons trop peu de détails pour statuer sur cette formation militaire. Peut-être sont-ils semblables aux troupes de choc thraces porteurs de rhomphées.

[42] LAUNEY, op. cit., p.410-418

[43] Ibid., p.248-286

[44] Tite-Live 31.35 (citation 50)

[45] Tite-Live 31.36 (citation 51)

[46] Tite-Live 31.37 (citation 52)

[47] Tite-Live 31.39 (citation 54)

[48] Tite-Live 32.34 (citation 92) : Nabis n’avait pas les moyens d’intervenir en Crète et de pouvoir signer un traité. Par ailleurs, Flamininus n’hésite pas à provoquer la garnison antigonide de Corinthe en montrant ces Crétois.

[49] Tite-Live 33.14 (citation 106)

[50] Tite-Live 33.18 (citation 110)

[51] Tite-Live 28.7 (citation 18)

[52] Le verbe uolnero est utilisé : les flèches se fichent dans la chair et ne sont pas toujours mortelles sur le coup si elles touchent autre chose qu’une zone vitale.

[53] Peu protégés et portant le parma, un petit bouclier quelque peu insuffisant face à des volées de flèches.

[54] Et pas Agriens comme le présente la traduction.

[55] LAUNEY, op. cit., p.404-407

[56] Tite-Live 28.5 (citation 16)

[57] Tite-Live 33.18 (citation 110)

[58] LAUNEY, op. cit., p.398

[59] Strabon 14.1.42

[60] Tite-Live 27.32 (citation 14)

[61] Tite-Live 31.35 (citation 50)

[62] Tite-Live 33.4 (citation 96)

[63] LAUNEY, op. cit., p.366-398

[64] Tite-Live 31.26 (citation 41)

[65] Tite-Live 31.39 (citation 54)

[66] Tite-Live 32.25 (citation 82)

[67] Tite-Live 33.14 (citation 106)

[68] Tite-Live 33.15 (citation 107)

[69] Tite-Live 33.18 (citation 110)

[70] Tite-Live 37.39 (citation 155)

[71] Tite-Live 39.24 et 40.3 (citations 166 et 178)

[72] Tite-Live 39.34 (citation 172)

[73] Sans compter les vélites.

 

La légion face à la phalange :

 

Autres points d’histoire :

Leave a Reply