La cavalerie antigonide de Philippe V (3/) – La Légion face à la Phalange

(Cette série d’articles est reprise de mon mémoire de recherche intitulé La Légion face à la phalange. L’armée des derniers rois antigonides face aux conquêtes romaines, à travers l’oeuvre de Tite-Live, et soutenu en 2017 à Paris-Sorbonne, sous la direction de M. François Lefèvre.)

 

La cavalerie est souvent considérée comme le fer de lance des armées macédoniennes du temps de Philippe II et d’Alexandre le Grand, notamment pendant la longue conquête de l’Asie. Composés des Grands du royaume qui ont suffisamment d’argent pour entretenir un cheval, les cavaliers sont souvent menés au combat directement par le roi, et Philippe V le prouvera à maintes reprises, tout comme d’autres rois hellénistiques le prouvent dans la pratique : Antiochos III charge à la tête de sa cavalerie l’aile droite lagide lors de la bataille de Raphia, et revient trop tard de sa longue poursuite pour constater sa défaite[1]. Il faut dès lors caractériser le rôle de la cavalerie sous Philippe V à travers le récit historique de Tite-Live.

 

I. La cavalerie antigonide dans Tite-Live

 

a) Occurrences

 

Au printemps 208, après avoir renforcé la garnison de Chalcis, Philippe se dirige vers Argos avec ses equites et ses leues armaturae pour préparer les Jeux Néméens[2]. Ses cavaliers jouent le rôle de gardes du corps.

Cette même cavalerie sert à disperser les Romains qui pillaient le territoire autour de Corinthe et de Sicyone[3]. Elle agit dès lors comme une force d’attaque rapide.

Non content de jouer ce rôle, à la fin de l’année 208, Philippe l’utilise pour enfoncer une cohors romaine devant Elis, lui à sa tête[4]. En difficulté, il est remis en un tour de bras par ses hommes sur un cheval, preuve du talent de cavaliers des equites antigonides.

En 207, il envoie une force importante en Grèce vaincre les Etoliens. Elle est composée de 10 000 pedites, et surtout de 1 000 equites[5].

 

En 200, Philippe se retrouve en Thrace avec 200 equites et 2 000 pedites, et il ordonne au praefectus Philoclès de ravager la campagne athénienne avec 200 equites et 2 000 pedites[6].

Plus tard en 200, Philippe répond au saccage de Chalcis en envoyant 5 000 pedites, des troupes de ligne, et 300 equites. Ces cavaliers chargeront bille en tête les soldats ennemis sortis d’Athènes, avant de se replier après avoir causé quelques ravages[7].

 

Au début de l’année 199, pendant que Philippe V et le consul Sulpicius se cherchent mutuellement, des equites envoyés par chacun des camps comme éclaireurs se rencontrent et se jettent l’un contre l’autre[8].

Après avoir enterré les cavaliers morts au combat et après la découverte des blessures faites par le gladius sur lesquelles nous reviendrons plus tard, Philippe se prépare à l’affrontement avec 20 000 pedites et  2 000 equites[9].

Près d’Ottolobos en 199, une force de 400 Tralles, de 300 Crétois, et de 700 cavaliers menés par le duxAthénagoras est envoyée au combat avant d’être repoussée.

Encore une fois, les cavaliers sont engagés comme une force d’escarmouche rapide avec les Crétois. La première embuscade échoue par la faute des peltastes, la seconde réussit par un blocage des Romains partis chercher du fourrage[10].

Les cavaliers poussent trop loin leur avantage et sont pris à parti par les renforts romains, et contraints de refluer. Un des cavaliers se sacrifie même pour que Philippe V puisse s’enfuir, preuve d’un dévouement sans faille lié à un entraînement rigoureux et au prestige de la majesté antigonide[11]. Il s’agissait peut-être d’un des gardes du corps du roi.

Après ces engagements près d’Ottolobos où la cavalerie a joué un grand rôle, nous les retrouvons en train de repousser et de harceler les Dardaniens. Tite-Live rajoute que la totalité ou presque des cavaliers, accompagnée par des leues armaturae, a été placée sous le commandement d’Athénagoras[12].

C’est bien la cavalerie qui permet de repousser 600 Etoliens dans leur camp, après une marche rapide à travers la Thessalie[13].

Ces mêmes cavaliers ont le droit en premier au repos, pour reposer les montures et les hommes, et agissent comme des guetteurs, capables d’intervenir à n’importe quel moment si les ennemis se présentent à la vue[14].

Les cavaliers d’Athénagoras[15] rattrapent les Dardaniens, les affrontent en bataille rangée, et les harcèlent dans leur retraite[16].

 

Avant la bataille de Cynoscéphales, les 16 000 pedites, les 2 000 caetrati, les 1 500 mercedes (soldats à solde), les Thraces et les Illyriens sont accompagnés de 2 000 equites[17].

Les préliminaires de la bataille rangée consistent en une série d’escarmouches, dans lesquelles les cavaliers macédoniens sont engagés. La première fois, ils sont pris à parti avec de l‘infanterie (mercenaire ?) par des cavaliers et des soldats d’infanterie romains. Le combat dure un certain temps, et le roi envoie des cavaliers macédoniens et thessaliens pour renforcer les effectifs en place avec des mercenaires sous les ordres d’Athénagoras[18].

Durant la bataille proprement dite, les cavaliers et l’infanterie légère se retrouvent à l’aile droite macédonienne, victorieuse avec la phalange avant le contournement par les vainqueurs romains de l’aile gauche macédonienne[19].

Après la défaite, les Dardaniens reviennent en Macédoine et Philippe lève en Péonie 6000 fantassins et 500 cavaliers[20].

L’épisode de la lustration que nous avons vu pour traiter des gardes du corps permet d’introduire l’unité qui est appelée par Tite-Live cohors regia, et qui apparaît juste à côté du roi et de ses fils accompagnant les hypaspistes[21]. Elle est assimilée par Hatzopoulos à l’escadron royal, au βασιλική ἴλη (Basilikè ilè : corps royal)[22].

 

b) Type d’unité

 

A partir de Tite-Live, il est difficile d’opérer des distinctions entre troupes de cavalerie légère et lourde, puisque toutes portent le nom d’equites[23]. Mais à partir des citations et du contexte, on peut en déduire le rôle de la cavalerie sur le champ de bataille ou ailleurs, et peut-être déterminer son rôle et son caractère.

 

RôlesOccurrences
Cavalerie de choc27.32, 31.24,31.33, 31.41, 31.43, 33.7, et 33.19 (citations 14, 39, 48, 56, 58, 99, 111)
Cavalerie d’éclairage31.33, 31.42, 33.7 (citations 48, 57 et 99)
Cavalerie légère27.31, 31.16, 31.35, 31.36, 31.37, 31.40, 33.8 (citations 13, 34, 50, 51, 52, 55 et 100)
Garde à cheval27.30, 27.31, 27.32, 31.24, 31.37, 33.19, 40.6 (citations 12, 13, 14, 39, 52, 111 et 181)
Effectifs29.12, 31.16, 31.24, 31.34, 33.4, 33.19 (citations 20, 34, 39, 49, 96 et 111)

 

Rôles et effectifs de la cavalerie macédonienne dans Tite-Live

 

La cavalerie de choc a pour rôle de charger l’ennemi quand celui-ci est en formation de combat. La cavalerie légère doit poursuivre les fuyards ou fondre sur les bandes désorganisées, et  harceler les troupes adverses. Les éclaireurs repèrent le terrain. La Garde à cheval est au cœur des combats avec le roi, et a pour prérogatives les fonctions de la cavalerie de choc.

Pour Asclépiodote, les ἱππεῖς (hippeis) se divisent en trois catégories : la cavalerie de contact, la cavalerie attaquant à distance et la catégorie intermédiaire[24]. Dans le premier cas, on trouve les δορατοφόροι (doratophoroi : porte-lance), les ξυστοφοροί (xystohproi : porte-javeline) et les θυρεοφόροι (thyréophores : porte-bouclier). Les τοξοτῶι (toxotoi : archers) ou les Scythes caractérisent le deuxième type de cavalerie. La catégorie intermédiaire concentre les ἔλαϕοροι (élaphoroi : tirailleurs) et les Tarentins.

 

II. La cavalerie chiffrée

 

a) Pourcentages

 

En 207, la force militaire macédonienne est composée de 10 000 pedites et surtout de 1 000 equites[25], soit 9.09% des forces. Ce même pourcentage se retrouve en 200, lorsque Philippe se retrouve en Thrace avec 200 equites et 2 000 pedites, et Philoclès près d’Athènes avec les mêmes troupes[26]. Et c’est encore le cas lorsque Philippe se prépare aux combats d’Ottolobos avec 20 000 pedites et 2 000 equites[27].

Ce n’est plus le cas lors de la réaction face à la prise de Chalcis en 200 où les 300 cavaliers représentent 5.66% des 5 300 troupes engagées[28]. A Ottolobos, les cavaliers représentent au premier jour de combat 50% des effectifs engagés avec les 300 Crétois et les 400 Tralles. Avant la bataille de Cynoscéphales, on arrive à  21 500 soldats, et les 2000 cavaliers représentent 9.30% des troupes[29]. Après la défaite, Philippe lève en Péonie 6000 fantassins et 500 cavaliers, et on trouve une proportion de cavaliers de l’ordre de 7.69%[30].

 

Les citoyens suffisamment riches pour se payer une monture et participer à la guerre en tant que cavaliers représentent toujours entre 5.66% et 9.09% des troupes employées[31].

Ce chiffre est tout de même représentatif du fait que la majorité des troupes macédoniennes sont des petits propriétaires, des « paysans macédoniens »[32] devant rentrer pour s’occuper de leurs champs entre deux campagnes[33]. L’élite des grands propriétaires constitue une minorité. Puisque le recrutement fonctionne par système de « feux »[34], on pourrait établir à partir de Tite-Live une sorte de classification sociale, bien fragmentaire, pour considérer parmi la population mobilisable le nombre maximum de soldats levés, et appliquer ensuite la proportion de cavaliers. Ces calculs sont hors de notre portée.

 

Quant au maintien de l’importance de la cavalerie antigonide à l’époque hellénistique, elle est vérifiée par les analyses de M. B. Hatzopoulos qui identifie dans l’armée d’Alexandre III dit Le Grand en 334 grâce à un passage de Diodore[35] 12.09% de cavaliers[36] : nous ne sommes pas loin des 9.09%.

 

b) Les unités tactiques

 

L’unité tactique de la cavalerie semble être dès lors de 200 hommes, composée on imagine bien d’un certain nombre d’escadrons, de turmae à la manière romaine. Les groupes de 200, 1 000, 2 000 semblent le prouver[37].

Toutefois, Tite-Live note à quelques reprises un chiffre qui s’éloigne de ces considérations, comme les 300 cavaliers qui passent de la Thessalie à Athènes avec le roi en apprenant le saccage de Chalcis, les 700 cavaliers présents à Ottolobos dans le premier jour des combats, ou les 500 cavaliers en Péonie après la bataille de Cynoscéphales.

 

La pensée de M. B. Hatzopoulos concernant les effectifs de la cavalerie est à ce titre intéressante : il y distingue les unités tactiques de 200 ou 250 equites à l’unité dite royale comprenant 300 equites[38], et seule exception à la règle.

Dès lors, cette cohors regia[39] que nous retrouvons au moment de la lustration de l’armée, se retrouve représenter l’unité d’élite de la cavalerie antigonide[40]. De la Thessalie à Athènes, ils agissent en troupes de choc et sont très rapidement mobilisés avec le reste de l’infanterie. A Ottolobos, ils sont accompagnés de deux unités de 200 equites pour attaquer les Romains et les attirer dans un piège. En Péonie, le roi réagit extrêmement rapidement et mobilise 200 equites et son unité d’élite pour arriver à 500 hommes, et pour repousser brutalement les Dardaniens.

 

III. Armement et équipement

 

Contrairement aux unités d’infanterie, Tite-Live ne prend pas garde à indiquer l’armement des equites macédoniens, comme s’il s’agissait de troupes de cavalerie traditionnelles, représentant simplement l’élite de l’armée grâce à la possession d’un cheval. Mais on peut relever un passage particulier pour relever du contraire. Avant les engagements d’Ottolobos, un combat d’éclaireurs a lieu, et ensuite, Tite-Live écrit ceci :

 

« Habitués aux combats contre les Grecs et les Illyriens, ils ne connaissaient encore que les plaies causées par des javelots ou des flèches, rarement par des lances ; mais quand ils virent les corps déchiquetés par les poignards espagnols, les bras arrachés jusqu’à l’épaule, les têtes séparées du corps, les nuques coupées ou encore les entrailles mises à nu et d’autres blessures affreuses, ils furent remplis de frayeur rien qu’à la pensée des armes et des hommes qu’ils auraient à affronter »[41].

 

Cela prouve tout du moins que la source qu’utilisait Tite-Live (Polybe ?) indique que le gladius hispaniensis romain est inconnu en Grèce, et par là on parle d’une arme qui frappe aussi bien d’estoc que de taille, contrairement aux sagittae, aux hastae, et aux lanceae qui représentent l’armement grec.

A partir des sources archéologiques pour la période qui nous intéresse, l’armement de l’equites semble se composer d’un bouclier et d’une lance ou de plusieurs javelots. Les cavaliers sont par ailleurs accompagnés par un écuyer à pied[42]. Le bouclier semble être apparu durant la période antigonide[43].

 

IV. Les fonctions de la cavalerie

 

a) Le rôle d’éclaireur

 

Nous avons à trois reprises des passages parlant d’une cavalerie légère capable de chercher l’ennemi ou d’obtenir des renseignements visuels.

 

Avant les combats d’Ottolobos, les détachements de cavaliers macédoniens et romains se voient. Si l’on considère que ce sont des éclaireurs, il semble étrange qu’ils engagent le combat, tout ça pour 40 pertes macédoniennes et 35 pertes romaines[44]. Il semble d’autant plus étrange que Tite-Live les appelle lectae, c’est-à-dire « choisis », donc représentant des troupes d’élite.

Ce n’est pas raisonnable de détacher de la cavalerie d’élite comme simple force de reconnaissance, à moins évidemment qu’il ne s’agisse d’auxiliaires, ce qui est fort probable. Du côté macédonien, on trouve les auxiliaires thessaliens renommés, tandis que les Romains peuvent utiliser les auxiliaires latins, qui doivent une plus grande contribution aux légions en terme de cavalerie[45]. Ce combat a pu être inventé par Tite-Live pour justifier l’inventaire des blessures du gladius hispaniensis dont nous avons parlé. Si l’on considère que les extraits viennent d’un passage perdu de Polybe, cette hypothèse est moins crédible.

Quoi qu’il en soit, ce rôle d’éclaireur peut être donné à des cavaliers légers dont le but n’est pas de se battre, ou à des auxiliaires qui connaissent bien le terrain comme cela semble être le cas ici. Une autre hypothèse est débattue un peu plus bas où nous verrons qu’il s’agit peut-être des nobles les plus jeunes, prêts à faire leur preuve dans des corps de cavalerie légère avant d’être incorporée dans la cavalerie lourde, expliquant de fait la charge impromptue sur les éclaireurs romains.

 

En Thessalie, en attendant la phalange, la cavalerie reste montée en attendant un mouvement étolien pour pouvoir réagir au plus vite[46]. Il ne s’agit pas d’un type de cavalier précisément comme précédemment. La cavalerie tout entière est maintenue en état d’alerte.

On peut identifier la même logique juste avant les premières escarmouches à Cynoscéphales avec le détachement d’infanterie et de cavalerie placée sur les hauteurs, au-delà du camp macédonien, avant de rencontrer les éclaireurs romains[47].

 

Le rôle des éclaireurs montés est donc assez peu mis en avant par Tite-Live, excepté dans le cas des Thessaliens. Lorsque nous aborderons le sujet du renseignement, nous verrons que ce sont les transfuges, les habitants du pays, des systèmes élaborés ou tout simplement le contact visuel ou sonore qui jouent un rôle majoritaire dans le renseignement militaire[48].

 

b) La cavalerie légère

 

Différencier la cavalerie légère de la cavalerie de choc est quelque chose d’arbitraire, puisque les fonctions peuvent parfois se surimposer. C’est le rôle de la cavalerie légère appliqué aux equites macédoniens qui nous intéresse ici.

 

Les cavaliers de Philippe vont pendant les Jeux Néméens poursuivre les Romains chargés du butin près de Corinthe[49], le praefectus Philoclès ravage la campagne athénienne avec 200 equites[50], 700 cavaliers sortent du camp près d’Ottolobos avec des Tralles et des Crétois pour harceler l’adversaire et le pousser dans un piège[51], d’autres cavaliers se chargent un autre jour des Romains partis chercher du fourrage[52], les survivants d’Ottolobos harcèlent avec Athénagoras les Dardaniens[53], et même chose en 197[54].

Si l’on considère uniquement la fonction de cavalerie légère, le choix se restreint au ravage du territoire d’Athènes et au premier harcèlement d’Athénagoras. Le reste partage des caractéristiques de gardes à cheval et de cavalerie de choc.

 

Quoi qu’il en soit, il faut être rapide face aux Dardaniens, ce peuple montagnard décrit comme féroce et prêt à prendre n’importe quelle occasion pour piller la Péonie : la cavalerie est utile pour les repousser sans être inquiété par leurs forces d’infanterie. De même, les soldats romains dispersés pour prendre du butin ou du fourrage sont des proies faciles pour des cavaliers.

Toutefois, ce qui caractérise la fonction qui nous intéresse, c’est la rapidité et le harcèlement. Mais le mode d’utilisation des cavaliers semble d’après Tite-Live consister à mélanger harcèlement et choc : les genus regii, ces officiers du roi qui énoncent la doctrine classique d’utilisation de la cavalerie pour les Antigonides, mentionnent une force de frappe cherchant le choc frontal et capable de repartir en arrière pour attaquer une nouvelle position, dans un mouvement de va-et-vient[55]. C’est ce qui apparaît dans les grandes batailles d’Alexandre le Grand[56]. La cavalerie légère et de choc partagent donc des caractéristiques similaires[57].

 

c) La cavalerie de choc

 

En 208, après les Jeux Néméens, Philippe se retrouve à la tête de sa cavalerie pour enfoncer une cohors romaine devant Elis[58]. En 200, Philippe charge les Athéniens qui font une sortie[59]. En 199, les éclaireurs se chargent mutuellement[60]. En Thessalie, les cavaliers repoussent  600 Etoliens[61]. Athénagoras charge les Dardaniens[62]. A Cynoscéphales, les cavaliers engagés obtiennent des renforts en la personne de cavaliers macédoniens et thessaliens pour repousser les Romains avant la bataille rangée[63]. Après la défaite, 6000 fantassins levés sont rejoints par Philippe lui-même avec 500 cavaliers pour écraser les Dardaniens[64].

           

On voit dès lors la place essentielle de la cavalerie lourde antigonide dans les assauts. Comme le disaient les genus regii dont nous parlions juste avant, la cavalerie doit frapper frontalement l’ennemi, puis se replier pour les forcer à poursuivre. Et dans la majorité des cas relevés ci-dessus, un choc frontal est suivi d’une retraite. Tite-Live n’hésite d’ailleurs pas à indiquer lorsque Philippe participe lui-même à la charge, risquant plusieurs fois sa vie comme nous le verrons en étudiant la garde à cheval.

Devant Elis et Athènes, Romains ou Athéniens sortis sont impitoyablement chargés, preuve s’il en est de la confiance des Macédoniens en la capacité offensive de leur cavalerie, qui n’est pas destinée au harcèlement ni à des prises de flanc mais à une charge destructrice pure et simple. Devant Athènes, Tite-Live mentionne la confusion à l’entrée pendant que Philippe et ses cavaliers font fuir une bonne partie des Athéniens qui se réfugient dans la cité.

En rase campagne, les Dardaniens et même les Etoliens réputés pour leur cavalerie ne peuvent supporter la charge antigonide, surtout après 197 : on n’entend plus parler des Dardaniens dans l’œuvre de Tite-Live pendant un long moment[65].

Reste le cas des éclaireurs qui n’auraient pas dû charger les Romains, et dont on a supposé qu’il s’agissait en fait de Thessaliens, qui non seulement connaissent bien le pays mais en plus sont des spécialistes du combat de cavalerie[66].

 

B. Hatzopoulos dit à propos du bouclier de cavalerie qu’ « on peut difficilement juger de son efficacité, car la cavalerie n’a pas joué un rôle important dans les batailles des guerres macédoniennes. »[67], mais cet ajout prend tout son sens lorsque l’on regarde les combats livrés par cette cavalerie dans l’œuvre de Tite-Live.

 

d) La garde à cheval

 

Il nous reste à voir encore une autre fonction de la cavalerie : celle de protéger le roi, au cœur des combats. Nous identifions cette unité à l’escorte qu’emmène le roi aux Jeux Néméens[68], et qui sert à disperser les pillards romains[69], puis à enfoncer une cohors romaine devant Elis[70]. En 200, Philippe et 300 equites font des ravages devant Athènes[71], mais subissent de lourdes pertes près d’Ottolobos[72]. Nous avons identifié l’expédition en Péonie de 197 avec le roi à sa tête comme une terrible bataille rangée face aux Dardaniens désormais écrasés, et nous imaginons du même coup que le roi s’est retrouvé au cœur de l’action[73].  Enfin, il reste l’épisode de la lustration où on retrouve la cohors regia[74], assimilée par M. B. Hatzopoulos à l’escadron royal, au Basilikè ilè[75].

 

Outre le fait d’apparaître lors de la lustration, Tite-Live nous livre deux exemples qui nous permettent de déduire que le roi se trouve à la tête de troupes d’élite lorsqu’il combat. Devant Elis, le roi perd sa monture lors de sa charge brutale, et après avoir tenu pied à boule pendant un certain temps, il est remis en un tour de bras par ses hommes sur une nouvelle monture, preuve d’une maîtrise exceptionnelle de l’équitation. Quant au dévouement, on le retrouve à Ottolobos quand un des cavaliers laisse sa monture à Philippe V pour que celui-ci puisse s’enfuir. Cette unité d’élite qui apparaît là ou apparaît le roi est composée de proches du roi, peut-être de membres de la cour antigonide, entraînés depuis leur plus jeune âge à la guerre comme l’a été Philippe V puis Persée[76].

Rappelons aussi que la majesté royale de la période hellénistique se constitue dans le combat : seul un roi victorieux qui a participé aux combats est digne d’être un roi[77].

 

e) Quelles unités ?

 

Pour finir sur la cavalerie, il convient non pas de revenir sur le mode de recrutement et d’organisation de ces troupes, que nous verrons dans la prochaine partie, mais sur l’identification difficile des unités.

Nous avons dit que les unités de 200 cavaliers et 300 cavaliers d’élite semblent être la règle si l’on suit Tite-Live[78]. Quant à M. B. Hatzopoulos, il parle plutôt d’unités de 250. Dans l’œuvre de Tite-Live, le maximum d’equites mentionnés est de 2 000, soit 10 unités de 200 ou 8 unités de 250[79]. Ce total semble compter à part les 300 equites d’élite.

           

Sous Alexandre le Grand, on trouve les Ἑταῖροι (Hétairoi) qui comptent toute la cavalerie lourde, et de la cavalerie légère sous le nom de πρόδρομοι (prodromoi) ou σαρισοφόροι (sarisophoroi). Cette cavalerie légère est divisée après 330 entre sarisophoroi et ἱππακοντισταί (hippakontistai), les premiers désignant les porteurs des sarisses de cavalerie, les seconds les lanceurs de javelots[80]. Cela supposerait l’existence d’escadrons de cavalerie spécialisés. Or, dans les extraits de Tite-Live que nous avons étudié, les fonctions de cavalerie légère de ces hippakontistai semblent se surimposer aux fonctions des sarisophoroi, excepté lorsque Philoclès ravage le territoire d’Athènes et quand Athénagoras harcèle les Dardaniens. Si l’on suit cette hypothèse, les cavaliers des ailes macédoniennes ont une partie taillée pour le choc, une autre pour le harcèlement, la première représentant l’élite des grands propriétaires.

 L’hypothèse avancée par M. B. Hatzopoulos permet de compléter cette affirmation : avant de faire partie de la cavalerie lourde, les jeunes nobles font leurs armes dans les unités de πρόδρομοι (prodromoi) ou d’hippakontistai[81]. Cette utilisation de la jeunesse dans une cavalerie plus légère, plus taillée pour des missions de reconnaissance et néanmoins prompts à se jeter dans l’action[82] peut d’ailleurs expliquer le passage difficile dont nous traitions sur les éclaireurs : ces derniers rencontrant les éclaireurs romains et chargeant bille en tête, présentés par Tite-Live comme des guerriers d’élite, seraient dès lors non pas des Thessaliens mais des hippakontistai[83].

B. Hatzopoulos mentionne les exercices de cavalerie des gymnases utiles pour former ces guerriers[84], ainsi qu’une preuve plus concrète de leur existence dans le diagramma militaire de Kassandreia[85]: ce qu’Hatzopoulos appelle « jeune dragon » semble être différencié des Hétairoi en étant appelés tout simplement hippeis.

 

Malgré tout, le manque de détail précis nous empêche d’avoir autre chose que des hypothèses sur la structuration tactique de la cavalerie. Hatzopoulos parle d’unités de 15 hommes reconnues dans l’étude d’une stèle à Létè[86]. Deux groupes de 15 hetairoi avec leurs chefs y sont indiqués, ce qui ressemble fort aux turmae de la cavalerie romaine composés d’une trentaine d’individus[87]. Cette demi-tétrarchie se relie dès lors à une tétrarchie de 60 hommes appartenant un lochos de cavalerie de 120 hommes. Comme l’ilè de cavalerie se compose de 240 hommes, il est dès lors composé de deux lochoi[88].

Toutefois, si nous considérons Tite-Live et ses escadrons de 200 cavaliers, et cette stèle dont nous parle M. B. Hatzopoulos, nous pouvons arriver à un résultat un peu différent où ces turmae sont au nombre de 7, et non plus de 8, ce qui permet de nous faire aboutir à la présence de 210 cavaliers, plus proches des chiffres de Tite-Live. Mais la question reste en vérité entière[89].

 

Conclusion

 

La cavalerie a donc une grande importance dans l’armée antigonide de Philippe V. Comptant dans leurs rangs entre 1/20e et 1/10e des hommes engagés, ils représentent l’élite immobilière des citoyens macédoniens et participent avec Philippe aux grandes batailles émaillant son règne et relatées par Tite-Live, entre cavalerie de choc, unités de gardes à cheval, et parfois d’éclaireurs ou de cavalerie légère.

Sous le mot générique d’equites, Tite-Live a pour but sans détailler d’insister sur la présence de troupes montées. Mais suivant leur utilisation, nous avons pu déterminer la grande variété de rôles que ces cavaliers prennent dans l’armée antigonide.

Cette cavalerie fournit une mobilité indéniable à l’armée antigonide, et peut servir de contrepoint à la lourdeur de l’infanterie, tout comme les mercenaires et les auxiliaires dont nous traiterons au chapitre IV.

 

Notes :

[1] Polybe 5.95.11-13

[2] Tite-Live 27.30 (citation 12)

[3] Tite-Live 27.31 (citation 13)

[4] Tite-Live 27.32 (citation 14)

[5] Tite-Live 29.12 (citation 20)

[6] Tite-Live 31.16 (citation 34)

[7] Tite-Live 31.24 (citation 39)

[8] Tite-Live 31.33 (citation 48)

[9] Tite-Live 31.34 (citation 49)

[10] Tite-Live 31.36 (citation 51)

[11] Tite-Live 31.37 (citation 52)

[12] Tite-Live 31.40 (citation 55)

[13] Tite-Live 31.41 (citation 56)

[14] Tite-Live 31.42 (citation 57)

[15] Tite-Live 31.36 (citation 51)

[16] Tite-Live 31.43 (citation 58)

[17] Tite-Live 33.4 (citation 96)

[18] Tite-Live 33.7 (citation 99)

[19] Tite-Live 33.8 (citation 100)      

[20] Tite-Live 33.19 (citation 111)

[21] Tite-Live 40.6 (citation 181)

[22]HATZOPOULOS, M. B., L’Organisation de l’Armée Macédonienne sous les Antigonides. Problèmes anciens et documents nouveaux, De Boccard, Athènes, 2001, 196 p. : p.37

[23] Ou d’equitatu.

[24]Asclépiodote 1.3

[25] Tite-Live 29.12 (citation 20)

[26] Tite-Live 31.16 (citation 34)

[27] Tite-Live 31.34 (citation 49)

[28] Tite-Live 31.24 (citation 39)

[29] Tite-Live 33.4 (citation 96)

[30] Tite-Live 33.19 (citation 111)

[31] Les 50% de cavaliers sur une journée d’escarmouche à Ottolobos ne comptent pas.

[32]GARLAN, Yvon, La Guerre dans l’Antiquité, Nathan Université, Paris, 1999 (1e éd. 1972), 231 p. : p.96-98

[33] Polybe 4.66.7 : « il laissa les soldats macédoniens regagner leurs foyers pour participer aux récoltes de l’été » (traduction de Denis Roussel)

[34] HATZOPOULOS, op. cit., p.91-98 ; voir aussi HATZOPOULOS, M., « Nouveaux fragments du règlement militaire macédonien », in Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscription et Belles-Lettres, volume 144, n°2, 2000, p.825-840

[35]Diodore 17.17.3-6

[36]HATZOPOULOS, M. B., L’Organisation de l’Armée Macédonienne sous les Antigonides. Problèmes anciens et documents nouveaux, De Boccard, Athènes, 2001, 196 p. : p.34

[37] A partir d’autres sources, HATZOPOULOS, op. cit., p.36-38, évoque des unités de 250 hommes, qui permettent d’expliquer les unités de 2000 et de 3000 cavaliers.             ²

[38]Ibid. p.36-38 : appelée βασιλικήϊλη (basilikèilè, escadron royal)

[39] Tite-Live 40.6 (citation 181)

[40] Qui ne sont plus appelés Hétairoi comme sous Philippe II, puisqu’Alexandre III dit le Grand a étendu ce nom à l’ensemble de la cavalerie.

[41] Tite-Live 31.34 (citation 49)

[42]Ces informations proviennent d’HATZOPOULOS, op. cit., p.49-54

[43] HATZOPOULOS, op. cit., p.54 : « on peut difficilement juger de son efficacité, car la cavalerie n’a pas joué un rôle important dans les batailles des guerres macédoniennes. » ; de manière plus nuancée, nous essaierons de voir le rôle de la cavalerie dans les conflits qui nous intéressent.

[44] Tite-Live 31.33 (citation 48)

[45]CONNOLLY, Peter, Greece and Rome at War,  Greenhill Books, Londres, 1998 (1e éd. 1981), 320 p. : p.133-134

[46] Tite-Live 31.42 (citation 57)

[47] Tite-Live 33.7 (citation 99)

[48] Voir le chapitre VI.

[49] Tite-Live 27.31 (citation 13)

[50] Tite-Live 31.16 (citation 34)

[51] Tite-Live 31.35 (citation 50)

[52] Tite-Live 31.36 (citation 51)

[53] Tite-Live 31.40 (citation 55)

[54] Tite-Live 31.43 (citation 58)

[55] Tite-Live 31.35 (citation 50)

[56] Comme Gaugamèles, dans Arrien 3.5, où la cavalerie d’Alexandre passe d’une aile à l’autre.

[57] Nous n’avons pas parlé des mercenaires qui peuvent parfois être montés, et qui ont pu intervenir, notamment les Thraces pour se battre contre les Dardaniens du fait de leur proximité.

[58] Tite-Live 27.32 (citation 14)

[59] Tite-Live 31.24 (citation 39)

[60] Tite-Live 31.33 (citation 48)

[61] Tite-Live 31.41 (citation 56)

[62] Tite-Live 31.43 (citation 58)

[63] Tite-Live 33.7 (citation 99)

[64] Tite-Live 33.19 (citation 111)

[65] De 33.19 à 40.57, plus aucune mention. On peut bien sûr mentionner le fait que la pentade comprenant les livres XXXVI-XL est tournée vers la guerre avec Antiochos III, mais quoi qu’il en soit, le plan même de Philippe de remplacer les Dardaniens par les Bastarnes est révélateur du choc décisif de 197 et de l’affaiblissement qui en a suivi.

[66] Polybe 4.8.10

[67] HATZOPOULOS, op. cit., p.54

[68] Tite-Live 27.30 (citation 12)

[69] Tite-Live 27.31 (citation 13)

[70] Tite-Live 27.32 (citation 14)

[71] Tite-Live 31.24 (citation 39)

[72] Tite-Live 31.37 (citation 52)

[73] Tite-Live 33.19 (citation 111)

[74] Tite-Live 40.6 (citation 181)

[75] HATZOPOULOS, op. cit., p.37

[76] Les Hétairoi de Polybe qu’on retrouve ça-et-là dans son récit, par exemple 4.87.13, 5.2.1., apparaissent comme des conseillers, mais peut-être s’agit-il de conseillers et de membres de l’unité royale. Cela reste une supposition.

[77] Voir notre introduction.

[78] Tandis qu’HATZOPOULOS, op. cit., p.32 parle d’unités de 250 recrutés territorialement. Il mentionne dans la note 8 que rien n’est moins sûr, et que des publications de Griffith vont dans son sens, tandis que d’autres publications d’Hammond vont du côté des unités de 200. Dans ce dernier ordre d’idée, on peut mentionner DUCREY, Pierre, Guerre et Guerriers dans la Grèce Antique, Hachette Littératures, Paris, 1999 (1e éd, 1985), 318 p. : p.78-81.

[79] C’est d’ailleurs le point de vue d’HATZOPOULOS, op. cit., p.32

[80] Ibid., p.35-36, avec bibliographie sur la question.

[81] HATZOPOULOS, op. cit., p.35-36

[82]CHANIOTIS, Angelos, War in the Hellenistic World. A social and cultural history, Blackwell, Bodmin, 2005, 308 p. : p.44-56, chapitre qui se concentre sur les « fightingyoung men ». La témérité, et d’autres qualités psychologiques se nuanceraient d’elles-mêmes dans ces corps de cavalerie légère. L’expérience et l’âge mûr leur donneraient une plus grande raison d’être placée dans les corps de cavalerie lourde.

[83] Tite-Live 31.33 (citation 48)

[84] Voir LAUNEY, op. cit., p.815-835 sur l’armée et le gymnase.

[85]SEG XLIX (1999) 855 ; HATZOPOULOS, M. B., L’Organisation de l’Armée Macédonienne sous les Antigonides. Problèmes anciens et documents nouveaux, De Boccard, Athènes, 2001, 196 p., annexe 2 – II : diagramma militaire de Kassandreia

[86] HATZOPOULOS, M. B., Macedonian Institutions Under the Kings. EpigraphicAppendic(Tome II), De Boccard, Paris, 1996, document n°79 : Stèle de Létè.

[87] CONNOLLY, op. cit., p.133-134

[88]HATZOPOULOS, M. B., L’Organisation de l’Armée Macédonienne sous les Antigonides. Problèmes anciens et documents nouveaux, De Boccard, Athènes, 2001, 196 p. : p.38

[89] Il est possible d’établir un parallèle avec les cavaliers espagnols du XVIe siècle. Dans Parker, G., « The ‘MilitaryRevolution’, 1550-1660, a Myth ? », in Journal of Modern History, Vol. 48, n°2, Juin 1976, p.195-214 : on voit des compagnies de 60 à 100 hommes, qui comptent soit des lanciers, soit des arcabuceros a caballo. En définitive, soit de la cavalerie de contact, soit de la cavalerie de harcèlement, exactement comme la structuration antigonide, malgré les siècles d’écart. La pensée sur l’organisation tactique et sur la guerre semble universelle.

 

La légion face à la phalange :

 

Autres points d’histoire :

Leave a Reply