La guerre, affaire de sportifs amateurs ? (Sport, Culture et Enjeu Militaire en Grèce Antique, épisode 03)

I. Etre un hoplite

 

L’appartenance à une cité donne notamment l’obligation de la défendre en cas de besoin. Seuls les plus riches des citoyens, capables de financer la panoplie hoplitique, participent aux guerres à l’époque archaïque et classique. On a vu que l’éducation sportive à Athènes était une affaire de privilégiés, d’où ce lien un peu simpliste qu’on pourrait tirer entre richesse, sport et art militaire. Toutefois, les besoins militaires augmentent considérablement, notamment lors de la guerre du Péloponnèse, racontée notamment par Thucydide[1]. Les citoyens des classes de richesse inférieures sont ainsi tenus de fournir les contingents de la marine pour la cité d’Athènes.

 

 

Si l’éphébie athénienne est un modèle de préparation militaire, l’exemple le plus frappant reste la cité de Sparte, longtemps opposée à Athènes et attirant des questionnements sur leur société[2]. Si les hilotes et les périèques, peuples locaux, s’occupent des tâches les plus ingrates ou servent d’auxiliaires dans l’armée, ce sont bien les ὅμοιοι (homoioi) spartiates qui constituent le corps de citoyens-soldats de l’état. Ils sont pris en charge dès l’âge de 7 ans par les structures étatiques dans ce qu’on appelle l’ἀγωγή (agôgè), ou dressage. La tradition fait remonter ces lois à la constitution du lointain et mythique Lycurgue (-VIIIe siècle). Les enfants sont élevés à la dure, forment des bandes, se battent, sous l’œil attentif des maîtres de 7 à 12 ans. L’éducation s’intensifie ensuite : les jeunes gens ne peuvent plus voir leur famille, sont pieds nus, très peu nourris, et s’entraînent dans le gymnase aux disciplines hoplitiques. Pour donner un exemple de combat rituel organisé, on en trouve si l’on en croit Pausanias[3] au ὁ Πλατανιστάς (Platanistas). Sur cet îlot « couvert de platanes », bordé par deux ponts où l’on retrouve la statue de Lycurgue et celle d’Héraclès, deux bataillons d’adolescents s’y rencontrent vers midi pour se battre, après avoir sacrifié un chien à Arès :

 

« Là, se livre à coups de poing, à coups de pied, un violent combat ; on cherche à s’entre-arracher les yeux, on se mord, on se presse corps à corps : une troupe tombe sur l’autre, et chacun s’efforce de pousser dans l’eau son adversaire. »[4]

 

Cette lutte brutale, organisée par l’Etat, est placée sous le patronage du père de la constitution spartiate, du demi-dieu guerrier Héraclès et du dieu de la guerre : les aspects civiques et religieux se retrouvent une fois de plus mêlés. Une fois l’âge de vingt ans atteint, les homoioi continuent de s’entraîner, de pratiquer la danse martiale et d’autres sports collectifs[5], tout en ayant désormais le droit de participer aux repas collectifs avec les autres citoyens. Et lorsque le moment vient de combattre, ils prennent les armes. Leur réputation d’excellence militaire est célébrée dans toute la Grèce et dans nombre d’écrits[6].

II. La place du gymnase dans les armées hellénistiques

 

Pour l’époque hellénistique, où nous disposons d’une masse considérable d’inscriptions dans le monde grec, complétées par les sources papyrologiques en Egypte lagide, nous pouvons nous intéresser aux royaumes des successeurs d’Alexandre, et notamment des Lagides d’Egypte et des Antigonides de Macédoine. Le gymnase devient à une époque où les Grecs se sont implantés jusqu’en Inde un facteur d’hellénisation : le sport structure une culture grecque exportée hors des limites traditionnelles des cités grecques. Cela est d’autant plus visible dans les monarchies hellénistiques, qui se doivent de maintenir leur hégémonie sur un ensemble de peuples grâce à leur armée[7].

 

Les restes du gigantesque gymnase de la cité de Pergame.

 

Le gymnase apparaît comme un élément central de la vie hellénique[8], par les exercices qu’il organise et les concours qu’il met en place, mais aussi de la vie militaire[9]. C’est dans le gymnase que les techniques de combat de fantassin « à la grecque » sont enseignés, et ce dès 14 ans. C’est par exemple le cas des fantassins antigonides, comme le montrent les études épigraphiques[10] : si, en théorie, le soldat macédonien prélevé dans chaque « feu » peut avoir au minimum 15 ans, c’est que sa formation a débuté au moins à 14 ans dans les gymnases. C’est là qu’il apprend à manier la sarisse[11], cette longue lance représentative de la phalange macédonienne, et qu’il y apprend la discipline. Même si dans les faits, il est très rare de voir un porteur de sarisse de l’âge de 15 ans, c’est bien l’entraînement du gymnase qui définit le guerrier, et qui le sépare des troupes mercenaires, habituées à se battre différemment, telles les troupes légères thraces ou illyriennes, ou encore les mercenaires Crétois adeptes du tir à l’arc.

 

Une phalange dite « macédonienne »

 

C’est encore plus flagrant en Egypte. La monarchie lagide, d’origine macédonienne, qui utilise les peuples locaux dans ses armées, place des colons grecs dans certains nomes, principalement des Macédoniens. Leur but est d’utiliser ces colons dans leur armée en tant que phalangistes, corps d’armée auréolé d’un prestige militaire très important. Et comme le gymnase suit toujours l’hellénisme, ces colons organisent où ils sont la construction de gymnases. Cet hellénisme militaire suit l’hellénisme culturel, et reste un facteur d’identité grecque : les lois gymnasiarchiques émanant de l’Etat pour réguler le mode de fonctionnement des gymnases en sont la preuve[12]. La pratique du sport dans les gymnases définit le Grec qui se battra dans la phalange pour le monarque.

 

Notes :

  • [1] THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse
  • [2] XENOPHON, Constitution des Lacédémoniens ; PLUTARQUE, Lycurgue, 24.1 : il compare la cité à un vaste camp militaire.
  • [3] PAUSANIAS, 3.14.8-10
  • [4] PAUSANIAS, 3.14.10, trad. M. Clavier
  • [5] CHRISTENSEN, op. cit., p.146-155 ; d’après XENOPHON, op. cit., 9.3-5, ceux qui sont accusés de lâcheté en temps de guerre sont choisis en dernier pour les jeux collectifs, et ont les pires places de danse.
  • [6] Notamment chez Xénophon, admirateur du modèle spartiate.
  • [7] LAUNEY, M., Recherches sur les Armées Hellénistiques, Tome I et II, De Boccard, Paris, 1987 (1e éd 1951), 1315 p.
  • [8] LEGRAS, op. cit., p.100 : « Partout où s’implante l’hellénisme apparaissent gymnases, stades, aménagements sportifs » (citation de H. Irénée Marrou)
  • [9] Ibid., p. 813-874
  • [10] Voir FEYEL, M., « Un nouveau fragment du règlement militaire d’Amphipolis », in Revue Archéologique (RA) 1935, p.29-68 ; HATZOPOULOS, M. B., L’Organisation de l’Armée Macédonienne sous les Antigonides. Problèmes anciens et documents nouveaux, De Boccard, Athènes, 2001, 196 p., annexe 3 : diagramma militaire d’Amphipolis ; HATZOPOULOS, M., « Nouveaux fragments du règlement militaire macédonien », in Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscription et Belles-Lettres, volume 144, n°2, 2000, p.825-840
  • [11] ANDRONICOS, M., « Sarissa », in Bulletin de Correspondance Hellénique (BCH) 94 (1970), p.91-107
  • [12] Dont la fameuse loi gymnasiarchique de Béroia, une petite cité de Macédoine. A voir notamment dans GAUTHIER, Ph, HATZOPOULOS, M. B., « La loi gymnasiarchique de Béroia » in « ΜΕΛΕΤΉΜΑΤΑ » 16, Athènes, 1993

 

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