Guerre Hybride : tactique ou stratégie du XXIe siècle ? (Conflictualité)

La guerre hybride est un concept que certains commentateurs jugent flous. En effet, il s’applique à la stratégie et à la tactique. Pour rappel, la stratégie est l’art de la planification à grande échelle d’opérations militaires, tandis que la tactique concerne la manoeuvre et le feu sur le champ de bataille. Mais le champ de bataille d’aujourd’hui a considérablement évolué, et sa relative extension ces dernières années grâce aux technologies permettant des frappes en profondeur et une extrême mobilité a d’ailleurs abouti à parler d’un échelon intermédiaire entre la stratégie et la tactique, à savoir l’opératif. Quoi qu’il en soit, l’hybridation des conflits concerne deux parties de la conflictualité.

I. Deux vues de la guerre hybride

La guerre hybride a désigné en 2002 sous la plume de William J. Nemeth dans sa thèse sur les guerres du futur le mode d’action des Tchétchènes face aux Russes dans les années 90 lors des deux guerres de Tchétchénie, république semi-autonome de la Fédération de Russie, mais est déjà utilisé dans les années 90 pour parler du travail des forces spéciales américaines notamment. L’expression prend de l’ampleur en 2005 lorsque le lieutenant-général des Marines (US) James N. Mattis et le lieutenant-colonel du même corps Frank Hoffman élaborent une conception doctrinale de la guerre hybride. Il s’agit de considérer les menaces des groupes subétatiques utilisant un armement conventionnel avec des tactiques de guérilla. En 2006, Israël attaque le Hezbollah au Liban, et malgré une supériorité technologique et numérique incontestable, subit une défaite de la part d’un groupe modulaire pratiquant la guerre du faible au fort.

En 2014, après la démission du pouvoir en place en février, l’Ukraine subit de violentes attaques cyber, les médias et réseaux sociaux partagent des informations pro-russes, et des troupes non identifiées foulent le sol de la Crimée. En mars, un « référendum populaire » permet le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie. Pendant que la guerre continue entre l’armée ukrainienne et les forces séparatistes à l’est du pays, dans le Donbass, l’Union européenne et l’OTAN exhument le concept pour qu’il désigne un mode d’action russe particulier : guerre de l’information, bataille cyber, utilisation de troupes non identifiées et de séparatistes locaux (proxies), utilisation de la politique par le biais d’un référendum.

II. Stratégie Hybride

L’hybridité stratégique, c’est le fait de mêler la stratégie purement militaire à d’autres champs d’action. Le brouillage entre temps de paix et de guerre est acté : la Russie, en 2014, n’entre pas officiellement en guerre, sans être totalement en paix avec l’Ukraine. Ces « postures ambiguës » se lient à un ensemble de capacités et de pressions dépassant le simple fait militaire : une stratégie multidimensionnelle se dessine, en utilisant la communication à grande échelle via médias et réseaux sociaux, mais aussi les outils donnés par l’économie, la politique, la diplomatie et même la culture. On pense aux transferts énergétiques entre les deux états, à la propagande active des médias d’opinion (Sputnik, RT) pour développer une « russité », et à l’utilisation du référendum. La guerre hybride répond ainsi au redéveloppement de ce qu’on appelle la stratégie de puissance. Il serait réducteur de parler seulement de la Russie, qui accuse même l’Occident de pratiquer ce type de guerre : pour les Russes, en effet, l’extension de l’Union européenne et de l’OTAN dans leur zone d’influence, en Europe de l’Est, est une véritable agression, subie pourtant dans le cadre de la paix. Les mesures de punitions économiques infligées à la Russie représenteraient dès lors l’utilisation de leviers économiques puissants au service d’intérêts stratégiques européens.

III. Tactique Hybride

Trois éléments caractérisent ce type de tactique : la place de l’information, le mode d’action (guérilla, terrorisme, et crime organisé) et les capacités. Pour ces dernières, on retrouve les small arms and light weapons (SALW) ou armes de petit calibre, capables d’être produits en masse se propagent, se basant parfois sur d’anciens arsenaux, comme ceux soviétiques en Afghanistan (AK47). Aussi, des « technologies duales » sont utilisées et permettent détourner des objets utilisés dans le monde civil, par leur accessibilité, pour les transformer en armes : drones artisanaux, voitures piégées, imprimantes 3D. Enfin, il est possible d’avoir des capacités de niveau conventionnel par la subvention. Les groupes subétatiques peuvent ainsi être équipés d’armements tels que des missiles et des équipements plus élaborés. On pense au Hezbollah, après la guerre de juillet qui s’est déroulé en 2006 où elle a résisté aux coups de butoir au Liban d’une armée israélienne technologiquement supérieure, ou encore à la guérilla houthie au Yémen, capable d’attaquer le territoire d’Arabie Saoudite avec des missiles de facture iranienne.

IV. Une fausse nouveauté ?

La grande stratégie, la stratégie intégrale, la stratégie indirecte pour la stratégie hybride, la non-bataille, la guerre couplée et la techno-guérilla pour la tactique hybride, je reviens dans l’article sur des termes existants déjà au XXe siècle pour caractériser ces types de vues sur les conflits. L’hybridation stratégique a ainsi déjà été pensée à de nombreuses occasions, et pratiquée de diverses façons dans l’histoire. Les conflits se parent souvent d’idéologie, de communication orientée, de pressions politiques diverses, d’asphyxie économique par le blocus. Les théories du XXe siècle insistent déjà sur le dépassement du droit international afin de poursuivre un conflit de manière indirecte. L’hybridité stratégique, pour être comprise, ne doit pas servir à désigner nommément une quelconque grande stratégie russe, par exemple, mais à désigner toutes les grandes stratégies liées à l’exercice d’une puissance. Ce n’est qu’à ce titre, ce n’est qu’en dépassant les cadres idéologiques, que le terme prend du sens. Aussi, dans un certain sens, l’hybridité tactique répond à une série de nouveautés du XXIe siècle : transfert instantané de l’information, diffusion des « petites armes », dissémination des armes conventionnelles, utilisation des technologies duales venant du civil dans une ère où l’évolution technologique est prégnante. Mais historiquement, des troupes légères et désorganisatrices de l’ordre de bataille adverse ou pratiquant le raid existent depuis longtemps.


Les peltastes thraces étaient des unités légères qui accompagnaient les forces plus lourdes et pouvaient davantage se battre dans les terrains accidentés (Fracademy).

Conclusion

On constate que la guerre hybride masque un sujet complexe qui mêle stratégie et tactique dans un ensemble englobant aussi bien la Russie que la guerre au Mali. On ne trouve la solution qu’en séparant l’hybridité stratégique de l’hybridité tactique. Les deux concepts, revivifiés, nous permettent de conclure sur la conflictualité au XXIe siècle. La guerre hybride, c’est mêler un ensemble de données non militaires et irrégulières à une conflictualité pensée au contraire en terme d’armée régulière. Bien utilisée, la guerre hybride est un moyen de se replonger dans la complexité des attitudes et des pratiques militaires, de sortir d’un carcan théorique basé sur un « modèle occidental de la guerre ». La diffusion de la technologie, les médias de masse, les réseaux sociaux, les postures ambiguës des États, les attaques non-militaires et l’adaptation d’un équipement régulier à des tactiques privilégiant surprise et ruse illustrent un monde multipolaire et fracturé, où stratégies de puissance et conflits se maintiennent.

Bibliographie :

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