L’Egypte, simple « don du Nil » ? – Egypte antique #1

Une chronique historique ?

 

Vous connaissez peut-être les chroniques géopolitiques de ce site, visant à reconstruire une situation de tension, de rivalité ou de conflictualité à l’échelle d’un pays ou d’une région, en revenant sur ses origines et son déroulement. L’histoire offre des situations analogues qu’il me plaît d’observer à l’aide des bibliographies riches dont nous avons aujourd’hui la chance de disposer, et notamment de la collection Mondes Anciens, dont j’avais présenté le premier représentant dans un précédent billet culturel. Comprendre la temporalité dans le monde ancien, les interrelations entre les aires géographiques (locales, régionales), la naissance des premiers Etats en tant que tels avec l’administration, de la fiscalité aux forces armées, et restaurer une image moins fantasmée et plus historique est mon objectif premier. L’ensemble des chroniques ne vise pas à l’exhaustivité, et heureusement, la tâche serait sinon impossible. C’est ainsi en amateur, au sens qui cultive et apprécie l’histoire ancienne, que je me présente ici à vous.

 


Un bel ouvrage, paru en 2016, au sein de la collection Mondes Anciens, regroupant des historiens émérites de l’Antiquité sur la Grèce, l’Europe, Rome, la Mésopotamie, l’Afrique et j’en passe.

 

Dans ce premier épisode, plutôt descriptif, je vous propose d’étudier l’Egypte antique du nord au sud, du delta du Nil à la première cataracte, de la Mer Méditerranée au désert de Nubie, mais aussi de l’ouest à l’est, du désert libyque, partie du Sahara, aux rives de la Mer Rouge et à la péninsule du Sinaï, afin de comprendre comment cet ensemble géographique fonctionne dans les grandes lignes, a pu concentrer la population et permettre l’émergence d’une monarchie pharaonique.

 

I. Le Nil : source ou lien des sociétés ?

 

On a coutume de présenter l’Egypte comme « un don du Nil » pour paraphraser Hérodote (-485 ; -425). Il y aurait ainsi le Nil et sa vallée fluviale au sein d’un climat semi-désertique permettant le développement d’une société sur ses berges, enserrée par le désert. Au début de l’époque géologique de l’Holocène, vers -10 000, le Sahara est rincée par les pluies, mais l’hyperaridité du climat revient vers -4400, poussant au fur et à mesure les hommes vers les rives du Nil. Ce large fleuve, prenant sa source en Ouganda (Nil Blanc) et Ethiopie actuels (Nil Bleu) se termine en Méditerranée par un delta, et est ponctuée à l’époque par six cataractes, des lieux où le cours est plus rapide. L’Egypte antique s’arrête généralement à la première cataracte, qui délimité l’Egypte de la Nubie antique, mais les frontières sont comme l’histoire, changeantes.

 

Le Nil charrie une grande quantitié d’alluvions. De ces dépôts annuels sur les berges au moment de la crue vient la couleur noire. C’est Kémet, le pays de « la terre noire », qui désigne au départ le territoire égyptien. Les années sont rythmées par les crues : période de crue à partir de juin jusqu’en octobre, semailles, récolte au printemps. Les terres sorties des crues sont les plus productives. Une sorte de hiérarchisation des terres s’opère : les terres neuves, riches et productives ; les terres légèrement en retrait ; les terres hautes non touchées par la crue, qui sont de fait moins productives. De ces trois types de terre découleront des redevances locales différentes pour les pouvoirs locaux ou centraux.

 


Le Nil, aujourd’hui(en ligne).

 

De plus, la crue n’est pas qu’un mouvement de va-et-vient uniforme. L’eau reste parfois, formant de plus ou moins larges marécages, isolant quelque peu les localités, et complexifiant le paysage. Au contraire de cet isolement, le Nil symbolise le lien entre les différentes communautés, et les autorités politiques doivent avoir les moyens d’y naviguer à l’aide d’embarcations, impliquant la question de l’accès au bois, qui sera une question centrale pour la monarchie pharaonique. Les grandes puissances locales sont mêmes capables de creuser des bassins artificiels en retrait du Nil.

 

Les historiens insistent sur le travail qui a été fait par les hommes pour adapter ces berges et cet environnement à leurs besoins, au contraire de l’idée d’un « don » fait aux hommes. Par ailleurs, il est faux d’imaginer que le Nil, ses berges, et ses marécages soient isolés du monde extérieur, dans une sorte d’immanence temporelle rythmée par un puissance monarque. L’Egypte est au contraire parcourue d’aires de contact, avec les pasteurs libyens de l’ouest et les oasis du désert libyque, les nubiens au sud, les populations du Sinaï, sans compter l’ouverture sur la Mer Rouge, la Mer Méditerranée et le Levant en général.

 

II. Tripartition géographique

 

La vraie tripartition réside dans la différence marquée entre Haute, Moyenne et Basse Egypte dans l’histoire. C’est en Haute Egypte que se retrouve le berceau de la monarchie pharaonique, et où on estime que la densité de population est la plus forte. Les plateaux et montagnes de l’est bloquent les voies de passage vers la Mer Rouge, excepté pour quelques voies stratégiques, tel le ouadi Hammamat, une vallée aussi connue pour ses nombreuses mines d’or. Des pistes prolongent au-delà de la 1ère cataracte les voies de transport pour joindre le Soudan. Cette région est d’ailleurs à l’époque remplie de gisements aurifères, en plein désert, et qui seront minés à la sueur des mineurs afin de servir notamment de monnaie d’échange entre les Nubiens et les Egyptiens vers -3000.

 


Carte du Nil présentant notamment la Haute et Basse Egypte.

 

Retour au nord avec la Basse Egypte, qui comprend aussi bien des forêts de papyrus que des îles isolées les unes des autres dans le delta, et qui est aussi une porte d’entrée vers le Levant. L’ouest est légèrement plus arboré et moins accessible, peuplé par les pasteurs libyens qui apportent laine, lait, cuir, viande en échange des produits de l’agriculture nilotique. Cette Basse Egypte est aussi l’endroit par lequel peuvent transiter des ressources stratégiques : du bois tout d’abord, permettant de servir de combustible pour les fours à métaux, ou encore pour fabriquer des navires croisant sur le Nil, formant comme dit précédemment une des forces de la monarchie pharaonique ; de l’étain, qui vient du nord et du Levant à partir de -2000 afin d’être mêlé au cuivre pour former du bronze ; et le cuivre proprement dit, en provenance du Sinaï, pour les armes et les outils. Il s’agit dès lors de rester en contact avec les populations vivant sur les marges de l’Egypte afin de s’assurer de ces ressources.

 

Pour terminer ce tour d’horizon, coincé entre la Haute et la Basse Egypte, on retrouve une sorte de moyenne Egypte, moins peuplée, plus marécageuse, et avec une assise locale plus marquée avec de nombreux temples. Elle est le lieu de passage, et son développement illustre généralement la force de l’hégémonie pharaonique, qui combat les tendances centrifuges au fil des millénaires, avec plus ou moins de succès, et une interdépendance économique plus ou moins marquée par le transit des ressources du sud et du nord.

 

III. Agriculture nilotique

 

Il ne faut pas omettre la mise en culture des berges du Nil et la naissance de l’agriculture en Egypte ancienne, terreau indispensable au développement de la société égyptienne. A ce titre, nous esquiverons en partie le questionnement lié à ce qu’on a pu appeler la « révolution néolithique », qui a commencé vers -9000 en Mésopotamie ou encore en Chine, essaimant par la suite vers l’Europe, le Nil et l’Asie centrale. Elle marque en effet le passage, sur un temps plus ou moins long, d’une société de chasseurs-cueilleurs à une société d’agriculteurs, modifiant ainsi les structures sociales, familiales, matérielles, mais aussi les dynamiques relationnelles, le pouvoir, voire les liens avec la religion. Quoi qu’il en soit, cette mise en culture des berges permettra l’essor des villes, mais aussi des temples qui auront une importance politique certaine avec une assise locale et un rôle de relais vis-à-vis du pouvoir central. Le lien entre notables, élites locales et élites du temples est avéré, relativisant en partie le centralisme pharaonique tel qu’on peut l’imaginer.

 


Représentation d’une moisson (tombe de Menna, noble ayant vécu entre 1500 et 1200).

 

On retrouve donc l’orge et le blé amidonnier, cultivé généralement sous des palmiers, comme les dattiers, pour protéger du vent, du soleil et de l’ensablement, mais aussi du sésame, du ricin (combustible), des légumineuses (lentilles, pois, fèves, oignons). L’âne est utilisé comme animal de bât, tandis que les bovins sont plutôt sources de prestige pour les élites locales. La consommation de protéines concerne plutôt les oiseaux, capturés à l’aide de filets, les produits de la pêche, comme les perches du Nil ou les mulets, ou encore les élevages de palmipèdes (canards, oies). Nous passons sur les évolutions agricoles et sur les méthodes d’irrigation.

 

En guise d’ouverture : le despotisme asiatique ?

 

Les historiens combattent l’idée d’un monarque pharaon maître de son domaine, et capable de tout contrôler. Au contraire, ils remarquent que même dans l’ordonnancement historique décrit par Karl Richard Lespsius (1810-1884) pour découper le temps égyptien en tranches, avec 3 empires, divisés par des périodes intermédiaires plus chaotiques, le fonctionnement politique est loin d’être si stable et si unifié qu’il n’y paraît. La Haute et la Basse Egypte, si elles peuvent dépendre fonctionnellement l’une de l’autre avec leurs besoins respectifs en ressources, ne sont pas automatiquement liées politiquement, et les forces centrifuges à l’oeuvre est plus ou moins grand en fonction des périodes.

 


La chronologie classique, mêlant le découpage de Lepsius et la liste des dynasties de Manéthon, prêtre vivant au IIIe siècle avant Jésus-Christ, et ayant rédigé Ægyptiaca (Histoire de l’Egypte) (en ligne).

 

De même, les villes et les temples, qui possèdent souvent de larges domaines, sont les relais du pouvoir, et le pharaon peut y placer des membres de sa famille, et doit surtout composer avec ces assises locales pour maintenir son pouvoir. Cela relativise l’idée développée par Karl August Wittfogel (1896-1988), inspiré par le « mode de production asiatique » décrit par Karl Marx, qui parle dans Le Despotisme oriental : une étude comparative du pouvoir total (1957) des empires hydrauliques, centralisant le pouvoir pour assurer l’irrigation et donc l’agriculture, tout en assurant un pouvoir absolu à la bureaucratie et au pharaon. Au contraire, c’est localement que semble être menée l’irrigation en Egypte, par l’entremise des villes et des temples. Mais nous verrons plus tard la mise en place des premières hégémonies.

 

Bibliographie

  • AGUT, Damien, MORENO GARCIA, Juan Carlos (2016). L’Egypte des pharaons. De Narmer à Dioclétien. 3150 av J.-0.C – 284 apr. J.-C., Belin, Collection « Mondes anciens », Saint-Just-la-Pendue, 847 p.
  • GERNIGON, Karim (2016). « Les villages avant les maisons ? La néolithisation de l’Europe au prisme de la maisonnée », in Palethnologie, 8, mis en ligne le 29 décembre 2016, consulté le 27 janvier 2019, http://journals.openedition.org/palethnologie/460, DOI : 10.4000/palethnologie.460
  • LEHOERFF, Anne (2016). Préhistoires d’Europe. De Néandertal à Vercingétorix. 40 000 – 52 avant notre ère, Belin, Collection « Mondes anciens », Saint-Just-la-Pendue, 640 p.
  • WITTFOGEL, Karl August (1957). Le despotisme oriental / (1964). Editions de Minuit, 671 p.

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