Art, industrie et pratique : définir le jeu vidéo

Dire que le jeu vidéo fait partie de notre monde contemporain est un euphémisme. D’après les derniers chiffres du Syndicat des éditeurs du jeu de loisir (SELL) pour la France en 2019 (1), on compte 49% de joueurs réguliers : ils sont en moyenne âgés de 40 ans, et sont à 48% des femmes. Pour aller plus loin, le jeu vidéo est aussi une industrie culturelle de grande importance, avec 4,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour la France en 2019, et surtout près de 130 milliards de dollars (117 milliards d’euros) au niveau international, qui compterait à grosses mailles 2,5 milliards de joueurs. Notons que 50% de ce marché concerne le support mobile. A ce titre, et considérant qu’une grande partie de mon site internet est consacré au jeu vidéo, il était temps de définir ce qu’est le jeu vidéo, son mode de production et ses acteurs.

 

I. Définition générale

 

Le jeu vient du latin jocus, qui signifie plaisanterie et badinage, et qui se définit comme une activité divertissante, qui comporte des règles et qui peut s’exercer seul ou à plusieurs. Nous ne reviendrons pas sur l’aspect culturel ou social du jeu, décrit dans une littérature élargie, dont Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu de Johan Huizinga (1938) en est un avatar. La vidéo désigne l’ensemble des techniques qui permettent de visualiser ou d’enregistrer sur un support électronique des images animées accompagnées de son. Le jeu vidéo est donc par extension un jeu, avec ses règles et son univers, constitué grâce à un logiciel de jeu ou ludiciel, lu par un support électronique pour se présenter sous une forme visuelle et sonore sur un écran, et avec lequel le joueur interagit grâce à une interface de jeu.

 

Les premiers ordinateurs ont une grande taille pour accueillir une puissance de calcul nécessaire pour remplir leurs objectifs, souvent militaires durant la Seconde Guerre mondiale. Le développement des wargames commencera par la suite dans les années 50 avec des projets confidentiels au sein de l’armée américaine.

 

Le support électronique, ou plateforme, est l’ensemble des composants électroniques qui permet de mettre en œuvre le ludiciel. Cela peut désigner un ordinateur personnel (PC), une console, une borne d’arcade ou encore un téléphone mobile, reliés ou non à un écran, comme un téléviseur pour les consoles de salon. L’interface de jeu est quant à elle ce qui permet au joueur d’agir : clavier, souris, manette de jeu, écran tactile de téléphone portable. Les jeux vidéos se caractérisent ensuite par des genres, ce qui n’est pas une science sûre, mais qui permet de distinguer par exemple les jeux d’aventure, d’action, de plateforme, de stratégie, de gestion, de rôles, etc. Certains jeux vidéos sont aussi employés comme des « jeux sérieux » par des entreprises ou des institutions publiques, qui utilisent le vecteur ludique pour simuler un aspect du monde réel dans un but de formation, ou encore des « jeux éducatifs », qui visent à faire appréhender différents types de connaissances par le jeu.

 

En 1989, SimCity permet de mettre en place une ville, en adaptant des théories économiques et sociales sans but particulier autre que celui de se développer. Ce n’est qu’un exemple de type de jeu parmi d’autres.

 

II. Le monde du jeu vidéo

 

a) Une industrie…

 

Les développeurs se chargent de concevoir le ludiciel, les éditeurs d’encadrer le développement et d’assister dans sa commercialisation (communication, marketing), afin qu’il soit vendu en magasin ou sur une plateforme en ligne. Le développement se décompose en différentes phases, avec plusieurs équipes qui se coordonnent entre elles sous l’autorité de producteurs. On retrouve comme grandes disciplines le game design, pour préparer les règles et les interactions de toutes les mécaniques entre elles, afin de penser en amont les mécaniques et la praticabilité du soft ; le game art design, qui oriente la patte artistique, que ce soit par le son, le style graphique, ou la musique ; enfin la programmation, qui est à la base de la construction du ludiciel, qui peut se baser sur des moteurs de développement qui facilitent en partie le travail. Les métiers sont donc variés au milieu de designers, d’ingénieur son, de testeurs, de programmeurs, d’animateurs, mais aussi de producteurs, de chargés de marketing, d’affaires publiques ou de communication.

 

L’envers du décor.

 

Le ludiciel met en œuvre de nombreuses technologies pour le rendu graphique ou sonore, la place de l’intelligence artificielle, le moteur physique et j’en passe, d’autant que le jeu est tributaire des possibilités matérielles des plateformes (hardware), se développant à travers elles : processeurs centraux ou central processing unit (CPU), cartes graphiques ou graphics processing unit (GPU), cartes mémoire notamment pour la mémoire vive ou random access memory (RAM), cartes son, capacités de stockage ou de lecture de données, état du réseau internet, présence de connectiques divers.

 

b)… culturelle…

 

D’après un tweet du ministre de la Culture français Franck Riester daté du 27 octobre 2018 à l’occasion de la Paris Games Week, le jeu vidéo est un art. Evidemment, je ne vais pas m’essayer à tâcher de définir ce qu’est un art, mais bornons-nous à dire que le jeu vidéo participe à la représentation d’un monde, d’un univers, qu’il peut porter des idées, des significations ou de la symbolique (voire un message politique), et permettre l’expression d’artistes passant par l’image, le son ou l’histoire pour transmettre des émotions. Par ailleurs, la prolifération du jeu vidéo depuis les années 70 a créé une culture commune, qu’on peut appeler indifféremment populaire, de masse ou pop culture, autour de pratiques, de connaissances et de références communes et partagées.

 

Le jeu indépendant espagnol Gris (2018) a une esthétique et une bande-son remarquables, qui ont participé à son succès, d’autant qu’il traite d’une thématique assez sérieuse que je n’évoquerai pas ici pour ne pas divulgâcher.

 

Ainsi, les jeux vidéos peuvent adapter des univers de jeu de rôle comme Dungeons & Dragons (1974) avec Baldur’s Gate (1998), des romans comme la saga du Sorceleur d’Andrzej Sapkowski dans les années 90 avec The Witcher (2007-2015), des films comme Blade Runner (1997) inspiré du film éponyme de 1982, ou même inspirer d’autres types de productions culturelles, à l’image des romans et comics inspiré de Mass Effect (2007-2012), des concerts de musique où sont jouées des partitions de jeux vidéos, ou même des films comme Warcraft (2016) tiré du jeu de stratégie éponyme (1994-2002).

 

Les romans de Sapkowski ont inspiré la série de jeux vidéos The Witcher, qui a inspiré par ricochet la série Netflix de fin 2019, preuve de l’impact culturel que peut avoir le jeu vidéo en faisant connaitre une série polonaise.

 

c) …mais aussi controversée

 

La propagation du jeu vidéo au sein de la société ne s’est pas faite non plus sans heurts, et sa place comme activité a été questionnée. Pour certains, il a un effet bénéfique, peut être utilisé pour traiter diverses pathologies, améliore la mémoire, la coordination, la créativité. Pour d’autres, il rend asocial, violent, et est un poison pour la jeunesse. Il n’est pas rare dans les tueries de masse aux Etats-Unis qu’on accuse le jeu vidéo d’avoir entraîné la main du tueur. Comme souvent, la réalité est plus nuancée. Le jeu vidéo peut être un facteur, par exemple participer à la solitude d’un individu dérangé, mais non assurément la cause du passage à l’acte.

 

Comme toute oeuvre artistique, les jeux vidéos peuvent porter différents messages, parfois potentiellement problématiques (voir mon dossier sur Call of Duty).

 

Des associations de consommateurs mettent plutôt en garde contre l’abus d’utilisation de ce loisir, surtout pour les plus jeunes, pour qui la relation aux écrans et ce qu’ils y voient doit être strictement contrôlée par les parents. Le jeu vidéo a ainsi mis en place divers dispositifs de contrôle parental sur les consoles de jeu, et impose une signalétique, par exemple PEGI pour Pan-European Game Information. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a mis en garde quant à elle contre le gaming disorder, caractérisé par une « perte de contrôle sur le jeu », au point que celui-ci « prenne le pas sur d’autres centres d’intérêt et activités quotidiennes ». Cette définition permet de ranger cette addiction néfaste aux jeux vidéos dans le cadre d’une politique publique de santé.

 

III. Evolutions

 

L’histoire du jeu vidéo se constitue au moins depuis les années 70, même si le jeu de guerre qui utilise les capacités informatiques est déjà présent dans les années 50 au sein des services militaires américains. Si l’on excepte la crise du début des années 80, le jeu vidéo a eu une progression industrielle et culturelle rapide, devenant un loisir de masse, avec un public de moins en moins jeune, de plus en plus féminin. Sans revenir sur l’histoire précise du jeu vidéo, des ordinateurs personnels et des consoles, de l’industrie, ou de l’aspect créatif que nous évoquons dans des articles sur l’origine des jeux de stratégie et de gestion, on peut s’intéresser à l’évolution contemporaine du jeu vidéo autour de trois grands critères.

 

a) Une haute technicité

 

Le jeu vidéo a suivi dans sa conception l’évolution toujours plus sensible de la technologie matérielle, avec l’augmentation constante de la puissance de calcul des processeurs durant les cinq dernières décennies, la mise en place de cartes graphiques dans les années 90, l’essor d’Internet, l’établissement de moteurs de jeu qui facilite le travail de développement (id Tech, Unity), et la professionnalisation des métiers, permises par des établissements de formations et l’intérêt des grands groupes.

 

b) Un succès commercial et industriel

 

Le chiffre d’affaires du marché vidéoludique a été en constante progression, totalisant près de 130 milliards de dollars en 2019 (117 milliards d’euros), dont 50% pour le marché des jeux mobiles. Face à l’évolution de la demande, l’industrie a crû. De puissants studios et des éditeurs cotés en bourse se sont constitués, des Chinois de Tencent aux Japonais de Nintendo en passant par les Américains d’Electronic Arts ou les Français d’Ubisoft. Couplé aux évolutions matérielles, de la communication, du marketing et du budget pour les productions majeures qu’on appelle AAA, les équipes de développeurs ont augmenté les effectifs, passant d’une poignée de programmeurs à des équipes de quelques centaines de personnes pour construire des ludiciels qui nécessitent de plus en plus d’heures de travail, qui sont présentés dans les grandes conventions (E3 de Los Angeles, Gamescom de Köln, Paris Game Week), investissent les espaces publicitaires, et totalisent en quelques jours des millions de ventes, à l’image des 11 millions de copies vendues de Grand Theft Auto V (2013) en vingt-quatre heures.

 

La Gamescom qui s’est tenue du 20 au 24 août 2019 a accueilli plus de 350’000 participants.

 

Cette industrie puissante aux intérêts économiques certains n’est néanmoins pas seule. A cet essor des développeurs et éditeurs du jeu vidéo s’ajoute celui des plateformes en ligne de distribution, que ce soit sur les consoles de jeu (Playstation Store), les téléphones mobiles (Google Play), ou le PC avec le vieux et vénérable Steam (2003), concurrencé aujourd’hui notamment par l’Epic Games Store ouvert en 2018. Ceux-ci ont même permis à de plus petits studios, non soutenus par des éditeurs, et qui sont qualifiés de studios indépendants, de développer des jeux au budget plus restreint, avec de plus petites équipes, mais qui peuvent parfois avoir un succès retentissant, à l’image de Minecraft, jeu de Mojang Studios paru en 2009, et depuis racheté par Microsoft.

 

Qui aurait pu croire que ce monde cubique proposé par le jeu suédois indépendant Minecraft se transformerait en véritable mine d’or vidéoludique, totalisant à ce jour près de 176 millions de ventes ?

 

c) L’essor de nouveaux acteurs

 

Le journalisme vidéoludique professionnel, les esportifs, ou encore les joueurs font aussi partie de ce monde vidéoludique. Pour ce qui est de l’e-sport, il véhicule des valeurs compétitives, avec des équipes sponsorisées et entrainées pour affronter d’autres équipes à l’occasion d’un tournoi public et commenté. Les joueurs font quant à eux vivre le monde du jeu vidéo au sein de forums et de sites internet, participent à l’essor de cette culture, se regroupent parfois dans des groupes pirates pour mettre à disposition de tous gratuitement des jeux vidéos, ou participent à la modification de leurs jeux préférés par le biais du modding.

 

Après 11 ans, le MOBA bien connu League of Legends accueillait encore au maximum en septembre 2019 huit millions de joueurs par jour. Le mod initial de Warcraft III a bien pris !

 

Celui-ci consiste en l’utilisation du temps libre d’un joueur pour modifier gratuitement un jeu qu’il apprécie, en rajoutant du contenu, en changeant des mécaniques, et parfois même en corrigeant des bugs qui n’ont pas été corrigés jusque-là par l’équipe de développeurs. Certains moddeurs ont même eu un impact durable sur l’industrie : les arènes de bataille en ligne mulitjoueur (MOBA) viennent d’un mod du jeu de stratégie en temps réel d’heroic-fantasy Warcraft III (2002), ce qui a donné les jeux League of Legends (2009) ou Dota 2 (2013) ; le battle royale vient quant à lui du travail de Brendan Greene sur la série ARMA au début des années 2010, et qui a vu finalement l’émergence de PUBG (2016), Fortnite (2017), Apex Legends (2019) ou Call of Duty : Warzone (2020).

 

Conclusion

 

Le jeu vidéo est donc une activité divertissante et culturelle de masse, porté par une industrie et un marché en perpétuelle croissance depuis 1970. Il a partie liée avec l’évolution de la technologie matérielle (hardware) et logicielle (software), le succès commercial et industriel, et l’essor de nouveaux acteurs. Cette introduction au jeu vidéo vous permet désormais d’écumer les nombreux articles du site traitant de ce sujet en toute connaissance de cause.

 

(1) SELL, L’essentiel du jeu vidéo. Bilan du marché français 2019, 55 p., en ligne

 

Liste des jeux vidéos du site.

 

Histoire du jeu vidéo  :

 

Genres du jeu vidéo :

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