De Gaulle et la défense, une histoire française (Point d’histoire)

I. Biographie rapide

 

    A. Une carrière militaire

 

Charles de Gaulle naît en 1880. Formé chez les Jésuites, il rejoint l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr en 1908, et rejoint le 33e RI d’Arras. Durant la Première Guerre mondiale, il est blessé trois fois et fait prisonnier en 1916. Après cinq évasions infructueuses et l’armistice, il est envoyé en Pologne de 1918 à 1921 pour servir de formateur pour les troupes polonaises. Il passe capitaine, puis rejoint en 1931 le secrétariat général de la défense nationale. Il passe colonel en 1937, et commande le 507e RC de Metz.

 


Le lieutenant de Gaulle, dans son costume de saint-cyrien.

 

 

Au début de la Seconde Guerre mondiale, il est commandant par intérim des chars de la Ve Armée, se distingue à Abbeville fin mai 1940, passe général le 1er juin 1940, devient sous-secrétaire d’état à la défense et la guerre, mais refuse l’armistice. Il part à Londres le 17 juin, fait son appel le 18, et fonde la France Libre, qui devient la France combattante en 1942, avec des organes politiques, le Comité national français (1941), le Comité français de libération nationale (CFLN) en 1943 et le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) en 1944, dont de Gaulle devient le président.

 


La Conférence de Casablanca de 1943 illustre une reconnaissance plus ou moins tacite de la France libre et du CFLN, porté par les généraux Giraud et de Gaulle…malgré leur absence à la table militaire.

 

 

   B. Finir la guerre, reconstruire la France

 

Après la libération de Paris, il se réinstalle au ministère de la guerre fin août 1944, et poursuit la guerre. Il démissionne finalement en janvier 1946, quelques mois après l’élection d’une Assemblée constituante. Le discours de Bayeux n’est pas suivi. Il entre dans l’opposition et fonde le Rassemblement du peuple français, mis en sommeil en 1955. Il lutte notamment contre la communauté européenne de défense (CED), qui serait trop inféodée aux intérêts américains. Il loue néanmoins l’alliance avec les Etats-Unis au sein de l’OTAN. Il appelle de ses veux une confédération européenne, positionnée entre les deux blocs, et qui disposerait de ses propres moyens pour sa défense.

 


Le 16 juin 1946, alors que le projet élaboré par la Première Constituante a été rejetée par les Français en mai et qu’une seconde va se mettre en place, de Gaulle exprime ses vues sur sa vision d’une nouvelle République, portée notamment par un président au pouvoir exécutif fort et qui nomme son gouvernement.

 

 

Il est rappelé en mai 1958 par les autorités françaises en pleine guerre d’Algérie. Il devient le dernier président du conseil de la IVe République en juin 1958, et le premier président de la Ve République en décembre 1958. Il propose l’autodétermination dès 1959 et règle la question algérienne en 1962. Il souhaite l’indépendance de la France vis-à-vis du parapluie nucléaire américain, et continue le programme nucléaire jusqu’à la première bombe en février 1960. Dans cette même dynamique, il se retire du commandement intégré de l’OTAN en 1966. Ses luttes en Europe sont essentiellement politiques et économiques. Il démissionne en 1969, un an avant sa mort.

 

II. La réorganisation de la défense

 

   A. La guerre

 

Pour le général, la défense « a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population »[1]. Il s’intéresse à l’articulation de la politique et du militaire depuis ses écrits de jeunesse, et notamment Vers l’armée de métier (1934). Il a tenté de moderniser l’équipement français en prêtant attention à l’arme blindée et aux capacités d’offensive avant la guerre, avant son poste de juin 1940 où il tâche, bien trop tard, d’avoir un ministère unifié, une hiérarchie claire et une organisation d’état-major unifiée pour éviter la multiplication des secrétariats d’état.

 


Il est plutôt sensible à l’arme blindée pendant la Seconde Guerre mondiale. Il commande un régiment de chars de combat, puis devient commandant par intérim des chars de la Ve Armée, et obtient quelques succès en mai face aux troupes allemandes.

 

 

Au sortir de la guerre, et au sein du GRPF, il a réorganisé le haut-commandement, unifié les trois ministères des armées en un ministère en 1946, créé le 18 octobre 1945 le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), mis en place une année de service militaire au lieu de deux pour préparer une potentielle professionnalisation de l’armée permettant d’intervenir vite à l’extérieur des frontières, a établi le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) sur la base des services de renseignement développés depuis 1940, mais démissionne sur un vote négatif du budget des armées par l’Assemblée constituante.

 


Photo prise pour la 3e explosion atomique à Reggane (Algérie) pour les essais de la bombe A.

 

   B. Retour au pouvoir

 

En 1958, en étant à la fois ministre de la défense et dernier président du Conseil, il met en place la Constitution. Dans celle-ci, il est écrit que le président peut ordonner le déploiement d’une force et l’engagement de celle-ci avec une chaîne de commandement directe, et sans contrôle retardateur. Cela est mis totalement en place en 1962. Le ministre de la défense devient le ministre des armées, et prend un rôle davantage centré sur ses capacités de gestionnaire. En 1959, le rôle de chef d’état-major général de la défense nationale est lustré pour saisir la direction globale des affaires de défense, premier pas vers la création du CEMA en 1962.

 


En février 1964, des parachutistes français interviennent pour libérer le président gabonais Léon Mba et s’occuper des putschistes.

 

 

En 1961, de Gaulle remplace l’Etat-major général des armées par l’Etat-major interarmées et crée la Délégation ministérielle pour l’armement pour unifier la question de l’équipement militaire, remplacé par la DGA en 1977. Il crée la fonction de CEMA en 1962 pour organiser un trinôme décisionnel entre le président, le ministère des armées, et le chef d’état-major des armées. Il réunit de manière informelle puis formelle le conseil de défense nationale. En 1964, le décret relatif aux forces aériennes stratégiques du 14 janvier acte la prééminence présidentielle : la responsabilité de la force nucléaire repose sur les épaules du président, donc sur la légitimité politique, soutenue par l’élection directe au suffrage universel.

 

   C. Budget et programmes

 

D’après le général, « un pays comme la France, s’il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre. Il faut que son effort soit son effort. »[2] Le budget pour la défense a néanmoins tendance à baisser, notamment après la fin de la guerre d’Algérie, et la relative détente avec l’est : 6% du PIB en 1958, 6.3% en 1960, 4.6% en 1969. Entre 1960 et 1968, on passe de 33% à 51% du budget de la défense en équipement, preuve du souci de la France de renouveler son équipement, et on reste plus ou moins à 35% dédiés aux forces atomiques. Les programmes d’armement, savamment encadrés, dépassent parfois leur enveloppe initiale, avec le Plateau d’Albion par exemple qui a multiplié par deux ses besoins, mais sans jamais dépasser le budget total, preuve d’une organisation budgétaire stricte et d’un contrôle étroit de la part de la DMA. Le Mirage IV (1964), le SNLE le Redoutable (1967), la bombe thermonucléaire (1968) et les missiles sol-sol du Plateau d’Albion résultent en tout cas des grands programmes d’armement de la décennie.

 


Ogive nucléaire et militaire sur le Plateau d’Albion, haut-lieu de la dissuasion. 23 mai 1980, AFP (Libération)

 

III. La défense, fille de la politique extérieure

 

   A. Assurer la souveraineté de la France

 

Outre ses conceptions de la défense développées dans ses ouvrages de jeunesse, comme dans Le Fil de l’Epée (1932)[3], et sa volonté de continuer le combat durant la Seconde Guerre mondiale pour une France indépendante, participant à la victoire et assoyant par les armes sa souveraineté, c’est surtout à partir de son premier septennat et dans la Ve République qu’il affirmera ses vues pour la France. La politique de défense du général est intimement liée à celle de politique extérieure. De manière plus précise, il s’agit d’acquérir et de conserver l’autonomie des décisions politiques de la France, lui permettant d’agir avec ses intérêts propres, de décider elle-même de ses actions et de ses réactions, dans un monde d’interdépendance et de crises. Pour réaliser cela, il faut d’abord assumer sa propre défense, et cela passe notamment par la survie de l’Etat et donc par la sanctuarisation du territoire.

 

   B. La dissuasion, arme de l’indépendance

 

La constitution d’un arsenal nucléaire permet de répondre à la volonté gaullienne d’assurer sa propre défense : « pour un pays, il n’y a pas d’indépendance imaginable s’il ne dispose pas d’un armement nucléaire »[4]. La première bombe atomique française explose dans le Sahara en février 1960. C’est aussi un moyen de contrebalancer la puissance du parapluie nucléaire américain, sans pour autant rejeter l’alliance avec l’OTAN. Les Etats-Unis sont à l’époque pour la mutualisation des moyens nucléaires pour constituer un arsenal commun qui porterait l’OTAN comme un acteur incontournable dans le domaine nucléaire, derrière les Etats-Unis et l’URSS. C’est une source de désagrément avec la France, qui souhaite assurer sa propre force de dissuasion.

 


La première explosion atomique est américaine, au sein du Projet Manhattan, en juin 1945, deux mois avant Hiroshima et Nagasaki.

 

De plus, la doctrine nucléaire française est une force de représailles, alors que les Américains sont passés en 1962 des « représailles massives » à la « riposte graduée » (doctrine McNamara), ce qui fait douter le général sur leur capacité à défendre totalement l’Europe en cas d’attaque des Soviétiques lorsqu’on sait que ces derniers ont les moyens de frapper directement le sol états-unien…

 

   C. Ouverture à l’est, ouverture à une Europe unie

 

Le général constate que le système international est polarisé, et souhaite la mise en place d’un groupement de l’Europe occidentale, entre la Méditerranée, le Rhin et la Manche. Cela est nécessaire dans la vision gaullienne d’une Europe politique assurant sa propre défense : « nous croyons que notre continent doit par lui-même, d’un bout à l’autre de son territoire, organiser la détente, l’entente et puis la coopération »[5]. La France doit dès lors jouer un rôle prééminent, et ce malgré le soutien indéfectible vis-à-vis de l’OTAN et des Etats-Unis, notamment à travers la crise des missiles de 1962.

 


Photo aérienne des sites de stockage et de lancement cubains accueillant les missiles russes. La crise, grave, sera finalement résolue pacifiquement à la suite du retrait de missiles américains et russes, de déclarations formelles, et aboutira à ce qu’on appelle la Détente et la mise en place du téléphone rouge, ligne directe entre les Etats-Unis et l’URSS, pour éviter d’autres événements pouvant potentiellement mener à une guerre mondiale atomique.

 

Pendant la « détente », après la question nucléaire et la diminution des tensions entre les deux blocs, le général quitte le commandement intégré de l’OTAN : « l’accession de la France à la puissance atomique et son accession à son indépendance en matière de défense sont pour elle désormais une garantie essentielle et sans précédent de sa sécurité propre ». Il refuse une quelconque « soumission à l’hégémonie américaine » et « n’entend pas remettre son destin en propre à un étranger » afin d’assurer « l’entier exercice de sa souveraineté »[6]. Pour le général, c’était une des conditions pour la « réapparition de la France au rang des grandes puissances ». Il pratique ainsi une politique d’ouverture en Europe de l’est, avec une série de visites diplomatiques et de contacts étroits au-delà du rideau de fer. Cette politique est pourtant mise à mal dès 1968 lors du Printemps de Prague et la reprise en main manu militari de la Tchéquoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie, rendant de plus en plus difficile la mise en place d’une Europe indépendante qui serait « de l’Atlantique à l’Oural ».

 


Le général souhaitait une ouverture à l’ensemble de l’Europe. En janvier 1968, un vent de liberté souffle sur la Tchéquoslovaquie avec l’élection d’Alexander Dubcek, qui milite pour une plus grande liberté d’expression et des réformes démocratiques. En août, 300 000 soldats du Pacte de Varsovie, alliance militaire dominée par l’URSS et concurrençant l’OTAN depuis 1955, viennent rétablir l’ordre. (RFI)

 

IV. Construire une Europe de la défense ?

 

   A. Construire l’Europe après la guerre

 

En 1947, le général voit la nécessité de reconstruire une Europe indépendante, aux valeurs de liberté et de démocratie, incluant aussi bien l’Allemagne que l’Italie, face aux deux blocs qui commencent à se constituer : « refaire l’Europe, afin qu’existe, à côté des deux masses d’aujourd’hui, l’élément d’équilibre sans lequel le monde de demain pourrait peut-être subsister sous le régime haletant des modus vivendi, mais non point respirer et fleurir dans la paix »[7]. Il se revendique néanmoins dans le camp culturel et sociétal occidental. Il s’agit de former un groupement économique, diplomatique et stratégique entre la Mer du Nord et la Mer Méditerranée en passant par le Rhin. Le général doute de l’association au sein du traité de Bruxelles (1948). Celle-ci permet une défense collective entre les cinq pays, mais il doute de la volonté des Britanniques de défendre l’Europe sur le Rhin. La méfiance vis-à-vis de la Grande-Bretagne vient aussi de leur dépendance militaire vis-à-vis des Etats-Unis.

 


Le Traité de Bruxelles, signé le 17 mars 1948.

 

 

Malgré des valeurs d’indépendance de la France d’une part, de l’Europe d’autre part, le général est par contre favorable autant que faire se peut à l’établissement de l’OTAN en 1949. Le sort de l’Europe est selon lui lié à celui de l’Amérique. Mais cette alliance ne peut pas faire perdre la souveraineté nationale. Le parapluie militaire américain oui, la vassalisation non. Une armée européenne sous le patronage des États-Unis est donc hors de question, d’où le rejet de la CED. L’appui américain est important, mais doit permettre à l’Europe d’assurer peu à peu elle-même sa défense : « Pour qu’il y ait l’armée européenne, l’armée de l’Europe, il faut encore que l’Europe assure elle-même à son armée les appuis navals et aériens, les communications extérieures, les prolongements outre-mer, les sources de ravitaillement, d’équipement »[8]. La CED ferait un assemblage divers de peuples, dénationalisés, apatrides, et qui empêcherait la France de se défendre par elle-même, obligée qu’elle serait d’obéir au commandement atlantiste. La défense de l’Europe doit se faire sur la base des états nationaux.

 


Affiche très claire contre la CED, illustrant les craintes de la renaissance d’une armée allemande dans l’opinion publique. Les communistes et le RPF de de Gaulle s’opposent au projet, mais pas pour les mêmes raisons, les communistes militant davantage contre la guerre, là où le général veut d’une coopération militaire, mais pas sous cette forme.

 

   B. Une Europe de la défense à construire

 

Dans une conférence de presse datant du 23 février 1953, le général milite pour une Europe « politique, économique, financière, administrative et, par-dessus tout, morale ». Outre les critiques et les réserves émises quant à la CED, il dit que pour la formation d’une armée européenne, il faut que toute l’Europe y participe, et qu’elle assure elle-même son équipement, ravitaillement, appui, etc. Il propose une « association », destinée à devenir « l’alliance des Etats libres de l’Europe » et qui serait composée d’un « Conseil des Chefs de gouvernements » et d’un « Etat-major combiné ». Certains services seraient fusionnés (ravitaillement, armement) et une défense commune serait à l’ordre du jour. Il ajoute que « sur la base de cette alliance, il faut bâtir une Confédération » avec « une base populaire et démocratique ».

 

Conclusion

 

De la prise de pouvoir du général à sa démission, les sujets de défense collective n’auront pourtant que peu été mis sur la table. La France quitte le commandement intégré de l’OTAN pour conserver son indépendance, mais pas les autres états. La France s’oppose à l’entrée de la Grande-Bretagne qui « dénaturerait », si l’on peut dire, l’Union[9]. Les luttes politiques européennes se font principalement autour de la PAC, du marché commun et des institutions. Le général voulait construire une Europe qui se donnerait les moyens d’avoir une défense commune. Lorsqu’il a démissionné, l’Europe n’avait pas encore totalement les moyens politiques et économiques qui la constituent. Aujourd’hui, les sujets de défense de l’Europe sont remis sur la table avec les missions et projets de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), validés à la fin de l’année 2017. Ce regain d’intérêt est notamment dû à l’élection de Donald J. Trump, de la question de l’OTAN et de sa place en Europe avec la participation américaine, et des nouvelles conflictualités, après la crise ukrainienne de 2014 et la rémanence de groupes terroristes, de la Libye à l’Irak et à la Syrie. Reste à voir ce qu’on en fera.

 

Notes :

  • [1] Ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959
  • [2] Discours à l’école militaire, 3 novembre 1959
  • [3] « La France se fait à coups d’épée, nos pères entrèrent dans l’histoire avec le glaive de Brennus. » ; « Les armes ont détruit mais aussi façonné le monde. Elles ont accompli le meilleur et le pire, enfanté l’infâme aussi bien que le plus grand, tour à tour rampé dans l’horreur et rayonné dans la gloire. Honteuse et magnifique, leur histoire est celle des hommes »
  • [4] Allocution à l’Ecole Militaire, 15 février 1963.
  • [5] Conférence de presse, 28 octobre 1966.
  • [6] Idem.
  • [7] Discours de Strasbourg, 7 avril 1947
  • [8] Conférence de presse du 25 février 1953, Paris
  • [9] Voir la note histoire sur De Gaulle et l’Europe.

 

Bibliographie :

  • Eshet, A. (1985). « Aspects stratégiques de la politique étrangère gaullienne », in La Politique étrangère du général de Gaulle, Presses Universitaires de France, Paris, p. 75-84
  • Fogacci, F. (dir.) (2017). De Gaulle et la défense de la France. D’hier à aujourd’hui., Nouveau Monde Editions, 224 p.
  • INA, Paroles publiques. Charles de Gaulle.
  • Vaïsse, M. (1992). « Le général de Gaulle et la défense de l’Europe, 1947-1958. », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°29, 1992

 

Points d’Histoire :

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