La « Grande Stratégie » et les Suédois de Paradox Interactive (Dossier)

Si vous vous attaquez à Paradox Interactive, vous êtes sûr de vous retrouver face à un mastodonte du jeu de stratégie. C’est pourquoi cet article voit le jour si tard sur ce blog se targuant de vénérer profondément les jeux de stratégie. Fondé en 1999 à Stockholm, le syndrome Paradox (z’avez compris ?) a surtout pris son envol en 2012 : Crusader Kings II a ainsi marqué le passage à une version 2.0 de la grande stratégie de par ses mécaniques originales et sa grande popularité, et ce ne sont pas les innombrables contenus additionnels (11 extensions majeures et 63 extensions mineures aujourd’hui!), et les sorties heureuses d’Europa Universalis IV (2013), de Stellaris (mai 2016) et d’Hearts of Iron IV (juin 2016) qui prouveront le contraire. Outre ces séries, Paradox est aussi une société d’édition : les Stockholmois ont ainsi publié la saga de jeux de combat Mount & Blade (2008-2012), des wargames d’Ageod, et d’autres jeux d’action ou de gestion. Nous n’en parlerons pas.

 


Mount and Blade II arrive !

 

Mais plutôt qu’une présentation des jeux, qui viendra peut-être plus tard, je comptais dans cet article revenir sur la notion de « grand strategy » utilisée comme argument de vente, et qui illustre en effet une certaine spécificité de tous les jeux développés par le studio, si l’on excepte Stellaris qui se rapporte plus au 4X.

 

I. C’est quoi la Grande Stratégie ?

 

Au niveau du vocabulaire des études militaires, on distingue habituellement stratégie et tactique. Schématiquement, et sans revenir à l’étymologie en grec ancien (ce genre de choses est réservée à mon second blog, désolé), la tactique concerne les affaires militaires au moment où deux armées se rencontrent sur le champ de bataille, alors que la stratégie inclut une vision plus large et étendue, consistant à considérer les forces armées dans leur organisation, leur déploiement, leur ravitaillement, en bref leur mise en route avant la rencontre avec l’ennemi.<

 


Ca c’est de la tactique.

 

Après le choc de la Seconde Guerre Mondiale, les Britanniques forgent un nouveau concept, celui de « grand strategy » ou de « major strategy ». Ils élargissent en effet le champ d’application du mot stratégie pour inclure les forces armées dans un processus culturel, diplomatique, économique et politique. Cette terminologie rentre tout à fait dans la définition de la guerre vue par Carl Von Clausewitz (1780-1831), et permet de saisir l’ensemble des moyens mis en oeuvre par un Etat pour engager ses forces armées.

 


Et ça de la stratégie (ou de l’opératif, mais on verra ces nuances dans un autre monde).

 

II. Les interprétations suédoises

 

Cette définition de la grande stratégie est adaptée dans quatre séries vidéoludiques, autour de jeux en temps réel pausable, où il s’agira pour le joueur de se retrouver à une époque historiquement datée, pour contrôler un comté, un duché, un royaume, un état, ou encore une horde. En conservant des provinces, le joueur développe son économie, son pouvoir et ses moyens militaires. Mais il doit aussi composer avec les troubles intérieurs et extérieurs, et utiliser la politique et la diplomatie (l’angle des relations internationales), et à défaut l’armée pour conserver son pouvoir ou l’étendre sur d’autres provinces.

 


Il y a de quoi faire dans une partie d’Europa Universalis IV…

 

Longtemps, les développeurs ont hésité entre deux approches. Puisque leurs jeux ont une base historique, il fallait soit conserver une trame historique à respecter scrupuleusement, quitte à contraindre le joueur à refaire l’histoire par le biais d’événements précis, soit donner au joueur une situation historique de départ conforme à la réalité, et de laisser ensuite toute latitude au joueur et aux intelligences artificielles de jouer de manière ahistorique. Cette dernière approche, qui est la plus intéressante pour un jeu vidéo se targuant de faire de la grande stratégie, est celle choisie par les développeurs depuis un peu moins d’une décennie.

 


L’échelle de Civilization VI est différente, mais tout aussi hypnotique pour un joueur

 

Avant que vous ne lisiez les descriptifs des sagas, sachez que les possibilités de jeu sont légion et propices aux récits, et surtout à l’implication totale du joueur. Si la saga Civilization nous hypnotise avec l’idée de développer à partir de rien une civilisation à travers les âges, les jeux de Paradox nous hypnotisent en nous proposant de recréer l’histoire, avec des mécaniques se voulant suffisamment réalistes pour schématiser ce concept de grande stratégie si cher au studio, le tout dans un monde cohérent, car au départ historique.

 

III. Les séries de jeux

 

a) De comte à empereur, le choc des dynasties

 

Les jeux de Paradox se décomposent en plusieurs trames historiques. La série Crusader Kings débute en 2004, en s’intéressant au monde médiéval. C’est surtout le second opus, datant de 2012, qui consacre le jeu de stratégie made by Paradox. C’est à cette époque que les développeurs multiplient les extensions en écoutant les retours de la communauté. Le jeu de 2016 n’a ainsi, si vous avez toutes les extensions, plus rien à voir avec celui de 2012. Si les contenus mineurs, tels la musique, les skins d’unités ou encore les portraits sont dispensables, les contenus majeurs donnent des mécaniques de plus en plus détaillées et profondes, et on pourrait consacrer un article entier pour détailler les changements entre 2012 et 2016.

 


De la politique interne…

 

Pour revenir dans le sujet, vous vous retrouvez aux commandes d’un possesseur d’un ou plusieurs titres, au minimum d’un comté. Mais si la question territoriale reste importante, la force du soft est de nous placer au sein d’une dynastie. Votre personnage, qui a des caractéristiques très précises, a aussi une famille : des frères avides d’usurper vos titres, des femmes à chercher dans la haute noblesse pour vous ménager des alliances avec d’autres possesseurs de titres, des fils et des filles à marier à des Grands pour que votre dynastie prospère, et un héritier à trouver dans votre dynastie si vous ne voulez pas perdre la partie. Quand vous mourrez, vous prenez la place de l’héritier de votre titre principal, et vous continuez ainsi, au fil des générations, entre guerres, assassinats et mariages pour maintenir au pouvoir votre dynastie.

 


…Une gestion dynastique…

 

Dans les faits, vous développez vos châteaux et vos troupes personnelles qu’il vous faudra lever au moment des guerres, combat médiéval oblige. Vous maintenez aussi votre emprise sur les barons, les maires et les évêques qui vous fournissent un impôt plus ou moins fort s’ils vous apprécient et selon les lois de votre domaine. Avec votre cour et vos conseillers, s’ils ne vous trahissent pas, vous pouvez établir une politique matrimoniale, forger des revendications, et tenter d’usurper d’autres titres : les comtés sont inclus dans des duchés, eux-mêmes inclus dans des royaumes, puis des empires, bien que les noms puissent changer selon que vous dirigez une famille de musulmans, d’hindous ou de nomades. Le chemin peut être long et laborieux vers la création d’un Empire, d’autant plus qu’il faut ensuite maintenir ce qui a été acquis au fil des siècles par les générations successives. La grande stratégie est ainsi mâtinée d’éléments de jeu de rôles où votre personnage courtise, dispute, capture ou tue d’autres personnages. Ce cocktail a participé au grand succès du soft, sanctionné par un tas d’extensions plus ou moins profondes.

 


…Et évidemment, la guerre.

 

b) La Renaissance à coup de relations internationales

 

L’histoire de la saga Europa Universalis remonte en 1993, lorsqu’un jeu de plateau tente de nous faire vivre l’histoire d’un état européen entre le XVe siècle et le XVIIIe siècle. Le concept était suffisamment intéressant pour que nos Suédois adaptent la recette en un jeu publié en 2000. Bien accueilli par le public, la recette séduit. Après un deuxième opus en 2001, un troisième en 2007 suivi de quelques extensions jusqu’en 2010, Europa Universalis revient en force en 2013. Après le Crusader Kings du changement en 2012 (« c’est maintenant », vous connaissez la chanson), la saga suit le même modèle que son aîné : aujourd’hui, après 9 extensions majeures et une cinquantaine mineures, le jeu a bien changé.

 


La diplomatie peut prendre le dessus.

 

En tous les cas, la grande stratégie prend ici tout son sens. Oubliez les dynasties, ici vous gérez un Etat, avec son dirigeant, son peuple, ses ressources, ses biens, ses provinces légitimes ou non, son armée permanente (on est à la sortie de la Guerre de Cent Ans, c’est historique), sa flotte de guerre ou de commerce, sa religion, ses colonies et j’en passe. Les relations diplomatiques sont ici fortement à l’honneur : désignez vos rivaux, formez des coalitions, développez votre réputation sur la scène internationale en évitant d’être trop interventionniste, etc. La gestion étatique est bien plus poussée que dans la précédente saga pour toutes les raisons énoncées. Votre culture, militaire ou non, s’exprime par une évolution technologique différenciée et par des luttes culturelles s’exprimant particulièrement par la religion (le protestantisme par exemple). Le jeu entre états est moins statique que dans Crusader Kings II, car les relations personnelles jouent beaucoup moins. La grande stratégie se retrouve ainsi à son paroxysme.

 

c) La révolution industrielle de l’époque victorienne

 

Le premier Victoria : An Empire Under the Sun sort en 2003, et propose une période de jeu s’étalant de la Première Révolution Industrielle à la Première Guerre Mondiale. Le jeu passe un cran au-dessus au niveau de la difficulté en modélisant un système économique très approfondi, et une gestion de la population très poussée, vous forçant à vous pencher sur les différentes strates sociales. Après une extension en 2006, le deuxième opus intitulé sobrement Victoria II sort en 2010, suivi par deux extensions en 2011 et en 2013. On se retrouve avant la phase 2.0 des jeux Paradox.

 


Vous ne comprenez pas tout ? C’est normal. Persévérez…

 

La gestion interne de votre état augmente significativement. Entre ouverture aux capitaux étrangers, une gestion détaillée des ressources, un besoin d’établir des usines de production, des possibilités d’imposition et de gestion d’une multitude de classes sociales, Victoria apporte un vrai plus aux possibilités diplomatiques et militaires déjà présentes dans la saga des Europa Universalis. Toutefois, Victoria II est encore assez touffu, et ne profite pas du même engouement des joueurs que pour les séries un peu plus récentes, et un peu plus « simples », même si c’est un bien grand mot. La grande stratégie est ici toujours présente, avec un volet économique bien plus touffu.

 


…Si vous avez le courage d’apprendre.

 

d) La guerre totale

 

En 2002, le spectre temporel se réduit davantage avec Hearts of Iron, premier du nom. Après deux autres épisodes en 2005 et 2009, la saga guerrière se raccroche à la destinée ouverte en 2012 en publiant son quatrième opus tout récemment, en juin 2016. A l’heure où j’écris ces lignes, la première extension majeure est annoncée. Hasard ? Nope. Concrètement, le concept de grande stratégie apparaît ici totalement, autour d’une guerre inarrêtable. Vous gérez toujours un état, mais cette fois-ci, le temps n’est plus dilatée sur plusieurs siècles, mais sur quelques années à peine. Malgré son austérité, qui était même plus remarquable que Victoria II au moment du troisième opus, Hearts of Iron a profité du virage 2.0 du studio pour se rendre plus accessible, malgré une profondeur encore bien présente.

 


Avec un plan de bataille, toutes ces petites divisions avanceront jusqu’à la ligne de front.

 

Vous découvrez ainsi la guerre totale avec cette saga : vos choix politiques et d’alignement internationaux se conjuguent avec une conversion industrielle de vos usines civiles de plus en plus accrues, une extension des usines d’armement produisant différents types d’équipements militaires, des munitions d’armes automatiques aux porte-avions en passant par les bombardiers. A vous aussi de mobiliser de plus en plus votre population pour maintenir des effectifs importants dans vos divisions militaires, vos scientifiques pour être à jour dans les technologies économiques et d’armement. Toute cette préparation en amont rejoint largement la grande stratégie, mais la stratégie au sens étroit apparaît plus distinctement que dans les précédents opus : les provinces de jeu sont bien plus détaillées, et vous devez gérer une à une vos divisions d’infanterie, de parachutistes, de troupes de marines, de blindés, ainsi que vos aéronefs et votre marine de guerre, le tout à partir d’options globalement plus accessibles au joueur lambda que dans le troisième épisode, avec des plans de bataille à mettre en place.

 

Conclusion

 

Quatre sagas allant de l’époque médiévale à la Seconde Guerre Mondiale, et forgeant quatre séries de jeux de « grande stratégie » à des degrés divers : voilà l’apport de Paradox Interactive au monde vidéoludique, et voilà pourquoi il fallait bien un article entier pour vous le montrer. Entre les jeux dynastiques médiévaux, les relations internationales de l’époque moderne, les évolutions économiques du XIXe siècle et la guerre totale des Alliés et de l’Axe, Paradox brosse un large monde stratégique, susceptible d’intéresser, à qui veut bien apprendre des mécaniques stratégiques, toute personne aimant un tant soit peu l’histoire. La fascination que peuvent avoir ces jeux pour une portion de plus en plus importante de gens depuis 2012 montre que le jeu « historique » a tout à fait sa place dans le monde vidéoludique. D’autant plus que cela permet d’avoir un aperçu historique très intéressant, le tout sous un prisme vidéoludique.

 


East vs West, une version prototype pour la Guerre Froide qui devait être éditée par Paradox, mais qui a été annulée (sombre histoire)

 

Dans l’avenir, en tant que joueur, il est vrai que j’aimerais un troisième opus de Victoria, passant le virage 2.0 à son tour, mais SURTOUT un jeu Paradox se déroulant en pleine Guerre Froide. Des mods sont déjà en train d’adapter Hearts of Iron IV sous ce prisme historique. Si les développeurs se lançaient dans cette entreprise, qui n’a rien de facile, ils se retrouveront facilement dans un monde vidéoludique peu intéressé, si l’on excepte la série des Geopolitical Simulator, pleins de soucis techniques. Le concept de grande stratégie pourrait ainsi s’élargir pour une série de jeux 3.0 ?

 

Dossiers précédents

 

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